60 ans de l’indépendance d’Algérie : “La question mémorielle n’est toujours pas réglée”

Soixante ans après la déclaration d’indépendance de l’Algérie, les commémorations ont lieu en France et en Algérie. Depuis six décennies, deux récits s’affrontent et opposent parfois Paris à Alger. Selon la journaliste Nadia Henni Moulai, l’histoire décoloniale doit prendre le pas sur la politique. Entretien. 

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5 juillet 2022 - commémoration indépendance algérie
Alger, 5 juillet 2022. Des enfants participent aux célébrations pour la commémoration du 60e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. 
Toufik Doudou / ASSOCIATED PRESS
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Depuis plus de dix ans, elle n’a de cesse de croiser “la petite histoire familiale à la grande Histoire avec un grand H”. L'Histoire de l’Algérie et de la France.

Fille d’un membre actif du FLN, elle est aussi auteure de plusieurs ouvrages sur la guerre pour l’Indépendance de l’Algérie. Ce 5 juillet, la journaliste Nadia Henni Moulai dresse le bilan du récit historique et de la question mémorielle en Algérie comme en France, soixante ans après la déclaration d’indépendance. Entretien. 

 

TV5MONDE : Le travail et le devoir de mémoire et la commémoration de l’indépendance de l’Algérie restent des sujets sensibles en France et Algérie aujourd’hui. Pourquoi ? 

Nadia Henni-Moulai :  D’abord, je trouve qu'il est très important de rappeler l’origine de cette histoire. Moi, je suis très claire sur le sujet : dans cette histoire, il y a un colonisateur et un colonisé. Et à ce sujet, je ne mets pas sur le même plan la France et l’Algérie. Il y a un discours qui consiste à dire “oui le FLN a été violent”. C’est vrai, c’est un fait, et je ne suis pas partisane de la violence. Ceci dit, le FLN n’était pas un État constitué.

Cette guerre d'Algérie, ce sont huit années qui sont concentrées et qui concentrent énormément de violence. Je pense qu’à un moment donné, ce discours qui consiste à toujours comparer deux choses qui ne sont pas vraiment comparables peut poser des problèmes. C’est une façon de ne pas faire avancer les choses. 

Depuis soixante ans, les grandes figures du pouvoir algérien ont tiré une sorte de légitimité du fait du récit de la guerre d'Algérie, de la décolonisation, de leur participation à cette guerre.
Nadia Henni-Moulai.

TV5MONDE : Et en attendant, la confrontation des différentes versions se poursuit… 

N. H-M : Pour moi, le problème vient vraiment de la France. Que l’Algérie ne fasse pas son travail, qu’elle utilise cette question du récit héroïque de la guerre d’Algérie pour faire en sorte qu’il y ait un pouvoir en place légitimé, c’est son problème.

Et à la limite je trouve que ça a moins d’impact qu’un pays comme la France, qui a été un phare, qui a été le centre du monde, continue de faire comme si la colonisation en Algérie - et pas qu'en Algérie par ailleurs-  avait des bienfaits… C’est un peu ce qui avait été fait en 2005 avec le projet de loi qui devait reconnaître ce qu’avait fait les rapatriés d’Algérie… Il devait y avoir un article qui assurait qu’il y avait eu des bienfaits pendant la colonisation. Cet article-là avait fait un tel tollé qu’il avait été retiré à l’initiative de Jacques Chirac. C’est un fait essentiel, c’est un point de bascule. 

TV5MONDE : Selon vous, le devoir de mémoire est avant tout politique aujourd’hui ? En France comme en Algérie ? 

N. H-M : Depuis soixante ans, les grandes figures du pouvoir algérien ont tiré une sorte de légitimité du récit de la guerre d'Algérie, de la décolonisation, de leur participation à cette guerre. C’est à travers ça qu’ils ont pu asseoir leur pouvoir. Notamment Abdelaziz Bouteflika, mais c’est pas le seul. Le directeur des archives algériennes, dont le service est directement placé sous l’autorité de la présidence algérienne, avait bien dit pendant le Hirak que si on ouvrait les archives côté algérien,  on allait déclencher une guerre civile. À mon avis, quand ce sera fait, il va y avoir des légendes qui vont tomber. On sait très bien que la question des archives est un enjeu politique. Tout comme en France, ce sont des enjeux très délicats. je ne suis pas en train de brosser un tableau idyllique de la situation en Algérie. Mais moi, ce qui m’importe, d’abord en tant que Française ayant la nationalité algérienne, c'est autre chose.  Je suis toujours dérangée par cette posture française qui consiste toujours à dire “on attend que l’Algérie bouge parce qu’il faut qu’elle bouge sinon ça ne suffit pas”. 

TV5MONDE : On ne pourra donc jamais parler de “réconciliation des mémoires" ? 

N. H-M :  Selon moi, il s’agit d’un slogan politique. Nous sommes 66 millions de Français. Il y a 39 % des jeunes de moins de 25 ans qui ont un lien avec cette histoire. Ça veut dire que vous avez près de 25 voire 30 millions de personnes qui ont un lien avec cette histoire, toute génération confondue. Il ne me semble pas quand même qu’on soit dans une guerre civile. À part peut-être sur Twitter. Il ne s’agit pas de réconcilier les mémoires, les mémoires elles sont là, elles sont dans les récits des familles, elles n’ont pas à être réconciliées. S’il y a un rapatrié du FLN, une famille, un harki qui a vécu des séquences historiques telles qu’ils expliquent les avoir vécues, c’est comme ça, c’est le récit des familles. Et ça, on ne peut pas les modifier, ni les changer, ni les interdire. Je pense que la chose qu’il y a à réconcilier, c’est la République avec elle-même. 

On a l’impression que critiquer, montrer les aspérités de la République française c’est la rabaisser, l’insulter. Mais moi je suis convaincue du contraire. On ne peut pas faire aimer un pays sur la base de malentendus, de choses qui sont cachées.
Nadia Henni-Moulai

TV5MONDE : En France, on a un problème d'honnêteté vis-à-vis de l’histoire passée liée à la colonisation ? 

N. H-M : Je pense surtout qu’on a l’impression que critiquer, montrer les aspérités de la République française c’est la rabaisser, l’insulter. Mais moi je suis convaincue du contraire. On ne peut pas faire aimer un pays sur la base de malentendus, de choses qui sont cachées. C’est d’ailleurs ce qui se passe avec une partie de la population issue de ces immigrations. Que ce soit les populations maghrébines, ou autres. On voit bien qu’il y a un malentendu. Entre ce qu’on nous apprend à l’école et ce qu’on découvre sur le tard concernant la colonisation française... Je pense à la Kanaky, à Madagascar,Haïti... Parce qu'il n’y a pas que l’Algérie. Mais il y a aussi un malentendu. Et parfois ce malentendu peut venir se greffer sur d’autres colères. Comme par exemple le fait d’être vicitme de discrimination, d’ostracisme, de racisme. Du coup, ça fait un cocktail explosif. 

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TV5MONDE : La France doit-elle poursuivre son introspection ? 

N. H-M : Les leaders indépendantistes et anti colonialistes de cette période de décolonisation en Afrique ou ailleurs ont fait leurs études en France, Ho Chi Minh par exemple. Ce sont des gens qui connaissent l'Europe, qui ont été pétris de toute cette histoire, de cette grande histoire française des idéaux :  la déclaration des droits de l’homme et du citoyen... Ce que ça met en exergue, c’est que la République  a énormément de qualités mais qu’elle a aussi une face sombre. Et tant qu’on voudra pas assumer, on reviendra toujours avec les mêmes sujets. Il ne s’agit pas que de s’excuser. À la limite s’excuser ça vaut s’il y a  des réparations, comme on l’a vu en Italie. Mais là je pense que la France doit assumer. Il y a la question coloniale mais il y a d'autres questions aussi. Il y a le rapport aux femmes, aux minorités, à la violence aussi. On vit quand même dans un pays qui a coupé la tête du roi. La Terreur, Robespierre, ça a existé tout ça… 

TV5MONDE : Pensez-vous que la France puisse avancer de façon constructive sur son devoir de mémoire ? 

N. H-M : Quand il y a eu les annonces pour octobre 61, j’ai assisté à une conférence de presse à l’Elysée. Bruno Roger Petit, qui était alors le conseiller mémoire d’Emmanuel Macron, a dit quelque chose de très simple.  Il a dit que toute la démarche mémorielle et de vérité que fait la République, elle le fait parce que c’est ce qu’elle se doit à elle-même. Et j'étais tout à fait d’accord avec lui. Je ne comprends pas le fait de toujours conditionner un pas du côté français à un pas du côté algérien. À la limite si les Algériens ne veulent pas régler ce problème, ça les regarde. Mais non, la France, ça ne doit pas l’empêcher d’avancer sur la vérité historique. On est quand même dans un pays où le discours d’ouverture de la législature d’il y a dix jours a été fait par le doyen de l’Assemblée nationale. Il s’appelle José Gonzalez et il a ouvert son discours avec un passage sur l’Algérie française. On marche sur la tête quand même. Que l’Algérie règle son histoire, elle se doit aussi la vérité par rapport à ça etc, mais moi, mon sujet il est franco-français.

La mémoire ce sont les récits des familles : ces familles de harkis, ces familles du FLN, ces familles auxquelles ont ne peut pas retirer l’histoire. Oui, ça a existé.
Nadia Henni-Moulai

TV5MONDE : Aujourd’hui on est en 2022, vous ne pensiez pas qu’un élu pouvait tenir de tels propos dans l’enceinte de l’Assemblée nationale ? 

N. H-M : Certains oui. Surtout ceux venant du Rassemblement national mais pas que… J’ai déjà interviewé des gens de droite et même de gauche, qui ne le disent pas forcément comme ça. Mais qui disent “oui mais quand même la france n’a pas fait que des choses négatives en Algérie". Oui, enfin... Quand on parle avec les gens qui étaient du côté colonisé… Dans le rapport STORA, il y a CETTE phrase qui m’a dérangé. Celle qui parle d’un “monde de contact” entre la population française et la population indigène... Tout ceci est fortement discuté et discutable pour certaines personnes. C’est vrai que c’est intéressant, on est vraiment au moment où l’historien vient contredire la mémoire, et comment la mémoire vient contredire l’histoire. Et là, on voit bien qu’on a  besoin de l’histoire scientifique, parce que la mémoire ce sont d'abord les récits des familles. Ces familles de harkis, ces familles du FLN, ces familles auxquelles ont ne peut pas retirer l’histoire. Oui, ça a existé. Quand un harki vous dit qu’il a été battu, qu’il y a eu des gens dans sa famille, harkis eux aussi, qui ont été tués, oui c’est vrai et si ça s’est passé. À tous ces gens, on ne peut pas lui dire "non, ça ne s’est pas passé". 

TV5MONDE : Au regard de ces éléments, quel est selon vous le poids de la pensée de la "nostalgérie" en france ? 

N. H-M  : Je pense qu’on peut le mesurer à hauteur du vote pour le Rassemblement national. Même s’il ne bénéficie pas uniquement des votes “nostalgériques”, quand on voit l’électorat du sud, où il y a énormément de rapatriés d’Algérie, c’est à peu près corrélé selon moi. Mais attention, je n’ai pas fait d’études de sociologie électorale sur le sujet... Mais quand même, quand on regarde un peu tous les votes frontistes dans le sud de la France… J’avais interviewé il y a quelque temps le maire de Béziers Robert Ménard. C'est un rapatrié d’Algérie. Il a beaucoup structuré l’extrême droite française… Avant lui, il y a Jean-Marie Le Pen qui a aussi servi en Algérie… C’est un sujet extrêmement explosif qui continue de structurer l'extrême droite et le rassemblement national. D'ailleurs,  la récente nomination de Patricia Miralles en tant que secrétaire d’État aux anciens combattants peut le montrer : elle est descendante de pieds noirs. C'est un événement qui est quand même important dans son histoire… Je pense que c’est un point qui est loin d’être éculé. 

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En France, il y a 25 millions de personnes qui ont un lien direct avec la guerre d'Algérie, tout âge confondu. C’est énorme. Et pour eux, la question mémorielle n'est pas encore réglée. Nadia Henni-Moulai

TV5MONDE : Le 5 juillet marque aussi la commémoration du massacre d’Oran, qui est pourtant peu évoqué lorsque l’on fait référence à cette période. 

N. H-M : Quand on se penche sur cette histoire, quand on a lu l’ouvrage de Malika Rahal, qui est passionnant et absolument nécessaire sur 1962, je pense qu’il est très important d’inscrire ce massacre dans une continuité coloniale. C’est un fait qui résulte d’une conséquence et ça, on ne le dit pas assez. Ce jour du 5 juillet 1962, il y a des rumeurs qui disent que l’OAS est en train de “tirer sur les Algériens”.

Vu le contexte, vu tout ce qu’a fait l’OAS à Oran, qui est à cette époque une ville “ghettoïsée” et à la merci de l’OAS, après le massacre d’Algériens en février 1962, les rumeurs qui se propagent le 5  juillet en disant que l’OAS est en train de s’attaquer à des Algériens sont vues comme quelque chose de crédible. Ça va déclencher une espèce d’ivresse, de colère, de rage, de vengeance. Ce qui me gêne c’est qu’on est toujours dans une approche partielle et partiale de l’histoire. Je ne peux que déplorer le massacre de civils. Et surtout, je me dis que tout cela s’inscrit dans le contexte de violences coloniales initiées par la France. 

TV5MONDE : Toujours en lien avec la guerre d’Algérie et l’extrême droite, assiste-t-on à une réappropriation du massacre d’Oran par l'extrême droite ? 

N. H-M : Un peu, oui. Plutôt que de se l’approprier, disons plutôt qu'elle le perpétue. Aujourd'hui en France, selon un sondage qui est paru, 39% des 18-25 ans ont un lien avec l’histoire de la guerre d’Algérie. Donc ils ont un grand parent, un grand père une grand mère qui a combattu, vécu, été en Algérie à cette période… C’est juste énorme et j'en parlais ce week-end avec un historien. Il me disait qu’en France, il y a 25 millions de personnes qui ont un lien direct avec la guerre d'Algérie, tout âge confondu. Et pour eux, la question mémorielle n'est pas encore réglée. 

Il faut que la République arrive à s’en tenir aux faits. À une période où les fake news prolifèrent, ce serait salvateur. Nadia Henni-Moulai.

TV5MONDE : La France doit-elle présenter des excuses à l’Algérie ? 

N. H-M : Je pense sincèrement que les Algériens en ont un peu rien à faire de la question des excuses. Je suis convaincue que le verdict de l’histoire est implacable. On sait ce qu’il s’est passé en Algérie. Je pense surtout que la République française devrait faire un travail de reconnaissance plutôt que de repentance. On est toujours en train de brandir ce terme, alors qu'à mon sens, ce n’est pas un travail de repentance, on n’est pas dans un registre religieux. Il faut assumer. Il faut que la République arrive à s’en tenir aux faits. Et à une période où les fake news prolifèrent, ce serait salvateur.