Fil d'Ariane
« S'il y a audience le 28 avril en Côte d’Ivoire, c’est au mépris de la décision de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP). Tous les magistrats ivoiriens qui vont y participer mettront en jeu leur honneur », s’insurge Maître Affoussy Bamba.
Son client Guillaume Soro, en exil à l’étranger, est renvoyé devant le Tribunal correctionnel d’Abidjan. Mais selon cette avocate au barreau de Paris, il ne devrait plus être poursuivi par la justice ivoirienne après que la Cour africaine, basée à Arusha en Tanzanie, a ordonné à la Côte d’Ivoire de suspendre le mandat d’arrêt lancé contre l’ancien président de l’Assemblée nationale et ancien Premier ministre ivoirien.
Dans un communiqué, un collectif d’avocat de Guillaume Soro menace d’engager des procédures internationales « aux fins de voir infliger des sanctions ciblées » contre les magistrats « qui auront diligenté, organisé ou collaboré à la tenue de cette audience » du 28 avril.
Moins d’une semaine avant, la décision prise à l’unanimité par les juges africains le 22 avril ordonne également de surseoir au mandat de dépôt de 19 proches de Guillaume Soro. Anciens ministres, députés et deux de ses frères : tous doivent être remis en liberté, après quatre mois de détention en Côte d’Ivoire.
Ils sont poursuivis par la justice ivoirienne pour détournement et recel de détournement de deniers publics, blanchiment d’argent, financement du terrorisme, tentatives d’atteinte contre l’autorité de l’Etat et l’intégrité du territoire national. Des accusations lourdes, passibles de 20 ans de prison à l’emprisonnement à vie. Mais le camp de Guillaume Soro dénonce « une cabale politico-judiciaire » dans la perspective de la présidentielle d’octobre 2020.
La décision de la CADHP est sans recours. Il s’agit de mesures provisoires, dans l’attente que la Cour se prononce sur le fond. Pour Maître Bamba, cela va beaucoup plus loin. « La Cour demande à la page 10 point 38 d’observer le statu quo ante, cela veut dire qu’il ne peut y avoir d’instruction, ni d’audience. » En conséquence, le communiqué du collectif d’avocats de Soro demande « le gel des procédures pénales en cours et des mesures coercitives (mandat d’arrêt et de dépôt) ».
Une lecture diamétralement opposée à celle de la partie adverse. Pour Maître Abdoulaye ben Meité, « c’est un coup d’épée dans l’eau ». L’avocat au barreau d'Abidjan défend l’Etat ivoirien. « Cela n’a aucune incidence sur la procédure engagée au plan national. La preuve est que Guillaume Soro est renvoyé devant le Tribunal correctionnel d’Abidjan ». Et d’insister : « Nulle part il est dit qu’il ne doit pas être jugé ».
« Ce n’est pas une décision d’arrêt des poursuites », estime de son côté le chercheur indépendant sur l’Afrique de l’Ouest, François Patuel. « L’Etat est en droit d’enquêter par exemple dans la lutte contre la corruption dans la mesure où il respecte le droit à un procès équitable et qu’il n’instrumentalise pas la justice ».
Aujourd’hui devenu consultant, François Patuel a suivi de près la Côte d’Ivoire pour Amnesty International pendant plusieurs années. Fin décembre 2019, il a relevé de nombreux problèmes sur les conditions d’arrestation des proches de Guillaume Soro. Des perquisitions à domicile sans mandat, des disparitions forcées sans nouvelles données par les autorités aux familles, le non respect de la présomption d’innocence. « La détention est l’exception tant qu’on n’est pas reconnu coupable, c’est à l’Etat ivoirien de démontrer que la liberté d’une personne peut nuire à l’instruction », rappelle-t-il.
Plutôt qu’une victoire pour le camp de Soro, François Patuel voit dans la décision de la Cour Africaine une reconnaissance d’un problème lié aux droits humains et au droit à un procès équitable en Côte d’Ivoire.
Car un autre problème est posé par ces procédures contre le camp Soro, c’est le contexte dans lequel elles interviennent. Tout s’est joué à la fin du mois décembre 2019. Le 20 décembre, une plainte est déposée contre Soro et quelques proches pour détournement de deniers publics pour des faits remontant à 2007. Trois jours plus tard, le procureur de la République déclare à la presse que Soro en séjour à l’étranger comploterait « depuis plusieurs mois ». Des arrestations de ses proches ont lieu à travers le pays du 23 au 31, un mandat d’arrêt est lancé contre Guillaume Soro.
A (re)voir : Affaire Guillaume Soro : le pouvoir ivoirien et la défense de l'ex-Premier ministre réagissent
En plein vol pour rentrer de Paris à Abidjan, l'avion de Guillaume Soro déroute vers le Ghana, évitant ainsi une arrestation. Pour François Patuel, la chronologie des événements pose question. « Les poursuites sont lancées au même moment où Guillaume Soro veut lancer sa campagne en Côte d’Ivoire en vue de la présidentielle d’octobre 2020. C’est une coïncidence inquiétante et à signaler ».
L’avocat de l’Etat ivoirien, Me Abdoulaye Ben Meite, a sa propre interprétation de cette coïncidence : « Le dépôt de candidatures n’est pas ouvert en Côte d’Ivoire. C’est à partir de l’annonce de poursuite que Guillaume Soro s’est prononcé comme candidat. Il s’agissait pour lui d’attirer la sympathie médiatique, pour noyer le poisson et masquer l’infraction. C’est un stratagème ». Un argument contredit par le fait que Guillaume Soro a annoncé dans des médias internationaux son intention d’être candidat dès octobre 2019.
Dans son arrêt, la Cour Africaine prête une attention essentielle au contexte politique en Côte d’Ivoire. Elle qualifie la situation d’urgente « à moins de six mois » de la présidentielle, et justifie la suspension du mandat d’arrêt de Guillaume Soro et la remise en liberté des détenus afin d’éviter « le risque de compromettre gravement l’exercice des libertés et droits politiques des requérants » et « aussi d’aboutir à des conséquences graves et irréparables ».
Me Ben Meite de fustiger cette explication : « Je suis choqué de savoir que lorsqu’on fait acte d’être candidat à la présidentielle, cela suffise pour faire échec à une information judiciaire ».
Reste que la CADHP n’a pas les moyens de faire appliquer sa décision à un Etat souverain. Elle fixe un délai de 30 jours pour que la Côte d’Ivoire rende compte des actions entreprises pour suspendre le mandat d’arrêt contre Guillaume Soro et libérer les 19 détenus. « La CADHP n’exécute pas ses décisions, cela relève de la volonté politique de l’Etat », observe Me Ben Meite. La Côte d’Ivoire va-t-elle obtempérer ? Plusieurs jours plus tard, la question reste sans réponse, ce qui fait réagir la partie adverse. « Le régime du président Alassane Ouattara a intérêt à exécuter la décision de la CADHP car la Côte d’Ivoire a pris des engagements, ils ne peuvent pas se comporter comme des voyous », prévient l’avocate de Soro.
L’affaire prend une dimension internationale. La CADHP rappelle à un Etat membre important qu’il doit respecter les libertés et droits politiques. Mais si la Côte d’Ivoire n’applique pas la décision de la CADHP, c’est un mauvais signal envoyé aux autres Etats africains, craint François Patuel.
« A chaque fois qu’une élection approche, les tensions politiques montent et la répression des Etats s’accroît avec une augmentation des violations de la liberté d’expression, des manifestations interdites. C’est à redouter en Côte d’Ivoire. Le cas du Bénin montre qu’il ne faut jamais se reposer sur ses acquis en matière de démocratie et de droits humains ». Le chercheur indépendant en veut pour preuve la décision du Bénin d’interdire la saisine de la Cour Afrique par des citoyens béninois.
Selon François Patuel, la Côte d’Ivoire a tout intérêt à suivre la décision de la CADHP afin de contribuer à un climat pacifique pour la présidentielle d’octobre 2020. L’enjeu est de taille. « Après la crise post-électorale de 2010-2011 qui a fait 3000 morts, il n’y a pas eu de justice. Une mesure d’amnistie a été appliquée dans le flou, sans transparence sur la liste des bénéficiaires. Les victimes d’exactions par des pro-Ouattara n’ont pas eu accès à la justice, une situation d’impunité qui perdure jusqu’à aujourd’hui ».