Fil d'Ariane
Entre la Côte d’Ivoire et la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, rien ne va plus. Le gouvernement ivoirien annonce le retrait de sa déclaration de compétence à la Cour. Une rupture légale qui prendra effet dans un an. En cause : l’affaire de Guillaume Soro contre l’Etat ivoirien. Le bras de fer s’accentue après que l’ex-Premier ministre ivoirien en exil vient d’être condamné à 20 ans de prison par la justice de son pays.
Vingt ans de prison, cinq ans de privation de droits civiques et 7 millions d'euros d’amende. La peine est on ne peut plus lourde pour Guillaume Soro. L’ancien Premier ministre ivoirien et ex-président de l’Assemblée nationale en exil en France vient d’être condamné par contumace devant le Tribunal correctionnel d’Abidjan le 28 avril au cours d’une audience de trois heures pour "recel de détournement de deniers publics" et "blanchiment de capitaux" lors de l'achat de sa résidence d'Abidjan en 2007.
Mais un autre événement frappe également les esprits : l’annonce quasi simultanée par le gouvernement ivoirien du retrait de sa déclaration de compétence à la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP). L'Etat ivoirien lui reproche de "porter atteinte à la souveraineté de l’État, à l’autorité et au fonctionnement de la justice" ou encore de "saper les bases de l’État de droit, par l’instauration d’une véritable insécurité juridique".
Pour le collectif d’avocats de Guillaume Soro qui a déposé une requête contre l’Etat ivoirien à la Cour africaine, c’est la preuve que la condamnation de leur client "s’inscrit dans une série de manœuvres politiques afin d’écarter sa candidature à l’élection présidentielle, au prix d’une grave instrumentalisation de l’institution judiciaire."
"Guillaume Soro est serein, imperturbable", assure son avocate Maître Affoussiata Bamba. La ligne de défense de son client reste la même, depuis la décision du 22 avril de la Cour Africaine qui ordonne la levée du mandat d’arrêt contre lui : la Côte d’Ivoire doit arrêter toute procédure jusqu’à ce que la Cour Africaine se prononce sur le fond de la requête déposée par Guillaume Soro contre l’Etat ivoirien.
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Pour l’Observatoire Ivoirien des Droits de l'Homme (OIDH), l’annonce du gouvernement ivoirien est "un recul démocratique". Cette organisation ayant le statut d’observateur à la Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples interpelle le gouvernement ivoirien dans un communiqué daté du 1er mai.
Elle rappelle qu’il aura fallu des années de plaidoyers des ONGs de défense des droits humains pour aboutir en 2013 à la signature par la Côte d’Ivoire d’une déclaration spéciale de compétence de la Cour africaine, qui permet sa saisine par les citoyens ivoiriens et les ONG. Ce ne sera désormais plus possible.
C’est une décision légale, prévue par l’article 34, se défend le gouvernement ivoirien. "C’est un droit de la Côte d’Ivoire. Sur les motivations, il n’y a pas de débat", renchérit Maître Abdoulaye Ben Meite, avocat de l’Etat ivoirien. "Cette Cour africaine a l’air fantoche car elle n’a pas les rudiments pour accomplir ce pour quoi elle a été instituée".
La Cour rend compte de ses activités chaque année à la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement africains. En conséquence, un Etat pourrait être sanctionné par les instances de l’Union africaine. Mais à en croire cet avocat au barreau d'Abidjan, l’Etat ivoirien n’a rien à craindre de ses pairs africains. "Comment des Etats, dont certains n’adhèrent pas à cette Cour africaine et qui n’ont pas signé son protocole, pourraient contraindre un Etat qui a librement consenti à la reconnaître ?"
Le gouvernement ivoirien rappelle à cet égard que 30 Etats africains ont adhéré au Protocole portant création d’une Cour africaine et une dizaine seulement ont signé une déclaration spéciale de compétence, celle-là même que la Côte d’Ivoire veut désormais retirer, suivant l’exemple du Rwanda, de la Tanzanie ou très récemment du Bénin.
Selon l’OIDH, "c’est un mauvais calcul. Le retrait de déclaration prend un an et les instances déjà engagées iront à leur terme, la Cour africaine va aller jusqu’au bout et les décisions s’imposeront à l’Etat ivoirien." En d’autres termes, la Côte d’Ivoire n’est pas libérée de son engagement à respecter les décisions de la Cour dans cette affaire et toutes autres engagées avant expiration du délai d’un an.
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Cela donne des raisons d’espérer au collectif des avocats de Guillaume Soro. Dans son communiqué, il durcit le ton contre le président Alassane Ouattara, qualifié de "despote" et son "régime autoritaire". Tout son espoir repose sur cette Cour africaine, quitte à ignorer la condamnation de son client par un jugement considéré comme "nul et de nul effet, c’est-à-dire comme n’ayant jamais existé et n’ayant aucune incidence".
Sauf qu'en Côte d’Ivoire, la condamnation de Guillaume Soro par la justice ivoirienne le prive de toute chance de se présenter à la présidentielle d’octobre. Un nouveau mandat d’arrêt est décerné contre lui. En outre, pour ses 19 proches incarcérés en Côte d’Ivoire depuis 4 mois, la dure réalité n’a pas changé. Ils restent en prison malgré la décision de Cour africaine en faveur de leur libération prononcée le 22 avril. Rien n’indique que l’Etat ivoirien s’y pliera. Au contraire, le gouvernement explique que "l’État de Côte d’Ivoire n’exécutera aucune décision qui aurait pour effet d’attenter à sa souveraineté ou à l’autorité et au fonctionnement de sa justice".
Me Abdoulaye Ben Meite avance un argument technique. "Je ne vois pas comment on peut surseoir à l’exécution d’un mandat de dépôt déjà exécuté. La Cour aurait dû dire de suspendre les effets d’un mandat déjà exécuté". La Côte d’Ivoire va-t-elle cesser de coopérer avec la Cour africaine sur l’affaire Soro ?
Me Ben Meite affirme n’avoir reçu aucune consigne de l’Etat ivoirien "de ne plus participer à une audience de la Cour Africaine". Mais pour lui, "c'est le début de la fin de la Cour Africaine. Elle ne va pas s'éteindre, mais elle n'aura ni la crédibilité, ni les moyens pour atteindre ses objectifs".
L’Observatoire Ivoirien des Droits de l'Homme se garde bien de tout commentaire sur l’affaire Soro et s’en tient à un regard global sur la justice de son pays. L’ONG créée en 2014 sait qu’il y a fort à faire. Elle "entend continuer son plaidoyer pour dénoncer auprès des instances internationales cette décision de retrait de déclaration de compétence". Un combat de longue haleine, qui dépasse tout calendrier politique.
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