Fil d'Ariane
Mercredi 25 janvier 2023. La température est glaciale à Paris. Pourtant, sur le perron de l’Éysée, l’accolade est on ne peut plus chaleureuse. Chapeau noir vissé sur la tête, le président ivoirien Alassane Ouattara, accompagné de son épouse Dominique, est reçu devant les caméras par son homologue français Emmanuel Macron et son épouse Brigitte. L’atmosphère est ostensiblement détendue.
Le même jour, toute autre ambiance. La France confirme qu’elle va retirer ses forces spéciales installées dans la banlieue de Ouagadougou depuis de longues années. La junte ne lui laissait pas vraiment le choix. Paris rappelle du même coup “pour consultation” son ambassadeur au Burkina Faso, Luc Hallade. Un départ, là encore, réclamé par le pouvoir burkinabé.
Cette journée du 25 janvier aura illustré à merveille le contraste entre ces pays (Mali et Burkina Faso en tête) qui tournent le dos à l’ancienne puissance coloniale, et d’autres, de plus en plus rares, qui font le choix de conserver des liens chaleureux avec une France pourtant massivement rejetée par les opinions publiques ouest-africaines.
C’est le cas, notamment, de quatre pays. Le Sénégal, le Tchad, le Niger et la Côte d’Ivoire. Pourquoi Macky Sall, Mahamat Idriss Déby, Mohamed Bazoum et Alassane Ouattara se prêtent-ils à ce grand écart entre Paris et leurs opinions publiques ?
Le président Déby sait tout ce qu’il doit au président Macron.
Bruno Clément-Bollée, ancien officier français.
Concernant le cas du Tchad, Bruno Clément-Bollée, ancien général français et commandant de l'opération Licorne en Côte d'ivoire, consultant expert sur les questions sécuritaires en Afrique, estime que “le président Déby sait tout ce qu’il doit au président Macron. La fragilité de son régime au plan intérieur a besoin d’un soutien extérieur”.
Les liens forts entre Ndjaména et Paris ne sont pas nouveaux. Les trois décennies de présidence Idriss Déby Itno (mort au combat en avril 2021) furent une longue lune de miel au cours de laquelle l’armée française n’hésita pas à intervenir à plusieurs reprises pour sortir le dirigeant tchadien d’un mauvais pas. En février 2008 lors d'une tentative de Coup d'État les forces françaises étaient intervenues à Ndjaména.
La dernière intervention, quelques semaines avant la mort d'Idriss Déby Itno avait vu l'aviation française bombarder une colonne rebelle venue du sud de la Libye et que l'armée tchadienne ne parvenait pas à stopper.
Cette entente chaleureuse perdure donc aujourd’hui au risque de mettre la France face à certaines contradictions.
Selon Bruno Clément-Bollée, “la France donne une espèce de légitimité à l’actuel dirigeant tchadien”, quitte à lui laisser passer le massacre de dizaines de manifestants de l’opposition le 20 octobre 2022. Il y a ce jour-là entre 50 et 200 morts selon les sources. “Il faut faire preuve de cohérence, estime le militaire. On ne peut pas soutenir un président qui réprime dans le sang une manifestation alors que l’on condamne la même situation dans un pays voisin”.
Avis partagé par Alioune Tine, expert sénégalais indépendant sur la situation des droits humains au Mali, pour qui “ce que vous refusez au Mali, vous ne pouvez pas l’accepter au Tchad ! Cela pose des questions aux opinions publiques !”
La France dispose d'une importante présence militaire au Tchad depuis les années 70, renforcée à l’occasion de l’opération Epervier au milieu des années 80, lorsque Paris envoya ses troupes au secours du dictateur Hissène Habré mis en difficulté par la Libye du colonel Kadhafi.
En Côte d'Ivoire également, l’on regarde la France avec affection.
En témoigne la scène du 25 janvier décrite plus haut. Bruno Clément-Bollée (qui a, par le passé formé la nouvelle armée ivoirienne) s’étonne, là encore, que la France ait pu “valider” un 3e mandat du président Ouattara inacceptable dans d’autres pays voisins. 900 soldats français sont toujours postés en Côte d’Ivoire. Le pays est également évoqué pour accueillir les 400 membres des Forces spéciales de l’opération Sabre sommés de quitter le Burkina Faso. “Alassane Ouattara a été sauvé par la France, rappelle Alioune Tine. Il est évident qu’il doit une certaine reconnaissance à la France. Même quand il s’est agi du 3e mandat, Ouattara a réussi à obtenir le soutien de Macron !”
Le Niger est également évoqué pour accueillir l'opération française Sabre.
2000 soldats français sont déjà postés dans le pays dirigé par Mohamed Bazoum mais en avril 2022, rappelle l'Agence France-Presse, le parlement y a voté un texte autorisant le déploiement de forces étrangères sur son territoire pour lutter contre les groupes djihadistes qui sévissent sur son territoire, notamment dans l'ouest près des frontières avec le Mali et le Burkina Faso, dans la zone dite des trois frontières.
Mais, même s'il s'en défend régulièrement -comme en juin 2022 en déclarant "je ne suis pas le valet de la France"- le président Mohamed Bazoum prend le risque de se mettre à dos une opinion publique très remontée contre l'ancienne puissance coloniale.
Mohamed Bazoum prend des risques politiquement.
Amadou Bounty Diallo, enseigant à l'Université de Niamey (Niger).
Bruno Clément-Bollée s'en inquiète : "Bazoum, comme Ouattara, fragilise ses positions ! L'opinion publique est travaillée par la propagande ! Il profite toutefois d'un bon bilan sécuritaire".
Interrogé par l'AFP, Gilles Yabi, le fondateur du groupe citoyen de réflexion Wathi, va dans le même sens : "Le Niger est confronté à d'énormes menaces sécuritaires et pour Mohamed Bazoum, le soutien des puissances occidentales apporte à l'heure actuelle plus d'avantages que d'inconvénients pour l'aider à résoudre ces défis". A l'heure actuelle, mais jusqu'à quand ? Interrogé lui aussi par l'AFP, Amadou Bounty Diallo, enseignant à l'Université de Niamey, considère que Bazoum "prend des risques politiquement (...) Quand les gens sont très attachés à leur souveraineté, ils n'acceptent pas n'importe quoi."
Pour la petite histoire, ce 7 février 2023, alors que le chef de la diplomatie russe Serguei Lavrov vantait au Mali les bonnes relations entre Moscou et Bamako, la France avait dépêché à Niamey sa secrétaire d'État Chrysoula Zacharopoulou partie vanter, elle aussi, le modèle proposé par la France en Afrique.
Le Sénégal n'a, à ce jour, pas été confronté au terrorisme djihadiste mais il y a néanmoins à Dakar environ 350 soldats français, les Éléments français au Sénégal (EFS), présents dans le pays depuis 2011 et la signature d'un traité entre Dakar et Paris. Il s'agit d'un dispositif régional "s’inscrivant dans une posture de prévention", explique le Ministère français des Armées.
Le général Clément-Bollée pointe que Macky Sall est "assez prudent dans ses déclarations. Il est moins engagé que ne le sont Bazoum et Ouattara". Il faut dire que le président sénagalais à affaire à une opinion publique globalement hostile à la France, incarnée notamment par l'un de ses adversaires politiques, Ousmane Sonko, qui surfe avec un certain succès sur ce "sentiment anti-français".
"La France divise au sein des opinions et devient un sujet de politique intérieure", souligne le chercheur Fahiraman Rodrigue Koné interrogé par l'Agence France-Presse.
Aucun pays n'est à l'abri de ce phénomène. Aucun dirigeant non plus, par conséquent. Dans certains États entretenant des relations amicales avec la France, d'autres stratégies ont été adoptées. Bruno Clément-Bollée souligne le cas du Togo, ancienne colonie française dirigée par la dynastie Gnassingbe depuis 1967 sous l'oeil bienveillant de Paris. Le pays, aujourd'hui confronté lui aussi au djihadisme régional, a diversifié ses soutiens. Outre l'ancienne puissance coloniale, Lomé s'appuie sur la Turquie et Israël.
Le cas de la Mauritanie attire également l'attention de l'ancien officier : "Les relations entre Nouakchott et Paris sont très bonnes. Mais il n'y a pas de troupes françaises sur le sol mauritanien. Le pays bénéficie en fait d'une coopération animée par le Quai d'Orsay (le Ministère français des Affaires étrangères, NDLR) qui apporte son aide à la demande de la Mauritanie. C'est le schéma d'un pays souverain qui décide de ses solutions". Et l'ancien formateur de l'armée ivoirienne de conclure : "Ce qui se passe en Mauritanie est sain. Cela devrait se passer tout le temps comme cela".