Fil d'Ariane
Nancy Andrew, sociologue du développement, chercheuse associée à l'université de Bordeaux, revient sur cet échec de la réforme agraire en Afrique du Sud et les espoirs que suscitent à nouveau les discours du nouveau président Cyril Ramaphosa.
TV5MONDE: Où en est la réforme agraire en Afrique du Sud en 2018 ?
Nancy Andrew : 24 ans après la fin de l’Apartheid, le constat est que la minorité blanche de la population possède encore 72 % des terres. C’est le chiffre de l’audit officiel paru fin 2017. Seulement 9 % des terres ont été redistribuées du fait de la réforme.
En comparaison, la proportion à l’époque de l’Apartheid s’élevait à 87 % pour les fermes « blanches » et 13 % dans les bantoustans (territoires réservés aux noirs).
La réforme agraire lancée en 1994 était conçue au départ pour aider les classes les plus pauvres de la population, les femmes, les ouvriers agricoles… à accéder à la terre.
Elle s'est organisée sur la base du consensus, c’est-à-dire avec des vendeurs volontaires qui proposaient leur terre au prix du marché. Le gouvernement intervenait alors pour qu’un bénéficiaire noir soit sélectionné. Dans ces conditions, évidemment la population pauvre ne pouvait pas les acheter et cela a favorisé le secteur agricole existant.
Certes, un certain nombre de Noirs ont pu lancer des activités commerciales, mais en majorité, les gens voulaient surtout avoir un « un pied dans la terre » comme on dit en anglais, c’est-à-dire un lopin pour éventuellement y vivre dessus et produire de quoi manger. Ils ne voulaient pas se lancer dans des cultures d’exportation et c’est bien cela qui s’est renforcé : l’agriculture commerciale, l’agro-business.
Ainsi, le principal résultat de cette réforme, c’est la concentration de la propriété et de la production agricole. En 1996, il y avait 60 000 exploitants agricoles et en 2014, le nombre est tombé à 39000, mais ces exploitants moins nombreux occupent le même pourcentage de terres. Clairement, la réforme agraire n’a pas servi la population démunie à qui elle était destinée. D’ailleurs les critiques ont commencé dès la fin des années 1990.
Pourtant en 1994, la réforme agraire était une attente très forte de la population et une promesse du gouvernement ANC. Qu’est ce qui s’est passé ?
L’ANC a hérité d’un système économique qu’il a été « obligé » de préserver. Cela faisait partie des longues négociations de la « transition démocratique ». Les pays occidentaux étaient présents, la Banque Mondiale… cela a pris beaucoup de temps.
L’ANC avait un discours très populiste, très alimenté par le marxisme et a multiplié les promesses, mais a perpétué le système capitaliste dont il a hérité, avec la conviction néo-libérale que l’accès aux marchés internationaux et l’investissement étranger allait stimuler l’économie, ce qui amènerait l’argent nécessaire pour améliorer les conditions de vie de la population… L’économie serait le moteur du développement, sauf que dans la plupart des pays, ça n’a pas marché et en Afrique du Sud c’est flagrant.
En 2018 est arrivé au pouvoir un nouveau président, Cyril Ramaphosa, qui propose de changer ça en amendant la Constitution. Qu'y a t'il de nouveau ?
Il faut savoir qu’à chaque congrès de l’ANC, avant chaque élection, on relance la réforme agraire, il y a déjà eu beaucoup de modifications. Quand à Cyril Ramaphosa, c’est un milliardaire, il représente ces militants de l’ANC qui sont liés au système de marché international. Il croit au capitalisme mais il pense qu’il peut faire des réformes pour le développement social.
Aujourd’hui, il a relancé le débat sans fixer de calendrier précis. Est-ce qu’on protège la Constitution qui défend la propriété privée, ou on défend l'idée que l’expropriation peut être utilisée ? Et avec quelles compensations ? En fait, il y a déjà une clause dans la Constitution qui permettrait l'expropriation pour un objectif d'intêret public mais elle a été très peu utilisée.
Il se trouve que l’opinion publique est majoritairement pour l’expropriation. Je pense que même si au final il y a un recours à l’expropriation, ce sera à petite échelle. Les universitaires en Afrique du Sud estiment aussi qu’elles seront limitées.
En Afrique du Sud il existe une égalité formelle devant la loi dans plusieurs domaines mais on voit des inégalités réelles partout. Cette égalité formelle est cruciale, mais l’expérience montre que pour réaliser une véritable transformation sociale, il serait nécessaire de démanteler le système foncier hérité de l’apartheid et les rapports de propriété très inégaux qui y sont associés. Ceux-ci continuent à représenter une des caractéristiques « non-démocratiques » de la société, ce qui explique que ce conflit social persiste de manière aussi acharnée aujourd’hui.
L’ANC veut éliminer les « symptômes » du système capitaliste, mais il rationalise les structures pour qu’il soit plus efficace : s’ouvrir à l’international, élargir le marché agricole… Tout cela à un prix et ce sont les pauvres qui le payent.