Afrique du Sud : "L'ANC paie l'héritage de Jacob Zuma"

C'est une première depuis la fin de l'apartheid en 1994 : le Congrès national africain (ANC) n'a pas remporté la majorité absolue aux élections générales du 29 mai. Si le parti reste en tête, ce résultat est considéré comme un échec politique. Explications de Denis-Constant Martin, chercheur associé au Laboratoire des Afriques dans le monde (LAM) à Science Po Bordeaux.

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Résultats des élections

Le président sud-africain Cyril Ramaphosa s'exprime lors de l'annonce des résultats des élections générales en Afrique du Sud à Johannesburg, Afrique du Sud, le dimanche 2 juin 2024.

AP Photo/Emilio Morenatti
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TV5MONDE : Pourquoi l’ANC est en perte de vitesse ?

Denis-Constant Martin : Il y a plusieurs raisons à cette désaffection. D’une part, il y a le facteur démographique. La majorité de l’actuel corps électoral est née après 1994 et n’a donc pas connu l’apartheid. Par conséquent, elle est moins sensible au prestige que l’ANC pouvait tirer de son rôle dans l’effondrement de ce régime et dans la lutte de libération nationale. Le deuxième facteur, paradoxalement, c’est que l’ANC paie ce qui s’est passé sous la présidence de Jacob Zuma avec la capture de l’État et l’effondrement des services publics. Les effets s’en font encore sentir aujourd’hui, plus fortement. De ça découle le troisième facteur. La direction actuelle de l’ANC et le président Cyril Ramaphosa n’ont pas réussi à redresser la situation. Avec tout ça cumulé, certains électeurs ont préféré ne pas voter, même si le taux de participation reste assez important. D'autres ont préféré se tourner vers d'autres partis.

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TV5MONDE : Comment l’ANC pourrait se renforcer politiquement ?

Denis-Constant Martin : Ce qui est souhaitable, c’est que le pays arrive à endiguer ou à démanteler les mécanismes de corruption qui ont été mis en place. Ce problème a commencé avant Jacob Zuma, avant même 1994 sous le gouvernement du parti national (le parti au pouvoir sous l'apartheid) profondément corrompu. L'ANC n'en est donc pas le seul responsable. Ceci dit, cette corruption a pris des formes beaucoup plus intenses pendant la présidence de Jacob Zuma. Le pays doit restaurer le bon fonctionnement de la production et de la distribution d’électricité. Il faut aussi que les services sociaux soient améliorés. Un des grands bénéfices apportés par l’ANC après 1994 a été l’extension de ces services à la population noire qui était extrêmement défavorisée pendant l’apartheid. D’énormes efforts ont été faits, mais ils demeurent insuffisants au vu de la croissance démographique du pays ; l'Afrique du Sud est le pays le plus inégalitaire du monde. Enfin, il faut relancer l’économie pour réduire le chômage qui est à un niveau catastrophique, notamment chez les jeunes.

TV5MONDE : Est-ce que cette évolution politique est un gain démocratique pour le pays ? 

Chloé Buire, chargée de recherche au CNRS à LAM, Sciences Po Bordeaux, spécialiste de l'Afrique australe :

Ce que l’on voit en Afrique du Sud, comme dans d’autres pays d’Afrique australe, c'est que des partis de libération sont arrivés au pouvoir après avoir lutté contre le colonialisme et contre l’apartheid. C’est un contexte particulier d’arriver à la tête d’un État dans ces conditions, avec une crédibilité très important qui en résulte. Leur place est si instituée que la frontière entre le parti et l’État est difficile à établir. Sauf qu’au bout d’un moment, le peuple veut autre chose et ces partis doivent trouver d’autres mécanismes de légitimité. On arrive aujourd’hui dans une nouvelle phase, celle de la normalisation, où des partis peuvent désormais remporter l’appareil d’État sans avoir à le personnaliser complètement. Cette défaite de l’ANC augure ce qu’il va se passer dans toute la région, que ce soit au Mozambique, en Namibie, au Zimbabwe ou encore en Angola. Tous ces pays sont construits pareils, avec un parti libérateur au pouvoir.

TV5MONDE : Que va-t-il se passer désormais pour l’ANC ? 

Denis-Constant Martin : L’ANC a fait plus de 40 % au niveau national. Il est aussi le parti qui a la meilleure répartition des voix au niveau provincial, avec seulement trois points faibles que sont les régions du Gauteng, du Kwazulu Natal et du Western Cape. Dans toutes les autres provinces, l’ANC fait des scores autour de 50 %, dépassant 60 % dans l’Eastern Cape et 70 % dans le Limpopo. Deux possibilités se dessinent à l’heure actuelle. La première serait une entrée au gouvernement de l’Alliance démocratique, principal parti d'opposition, mais il risque d’y avoir beaucoup de réticence au sein de ces deux formations politiques. La deuxième serait un soutien sans participation au gouvernement, mais en échange de postes importants au Parlement, comme sa présidence et celle de commissions importantes, du type les finances. D’un point de vue extérieur, il semblerait qu’une collaboration avec l’Alliance démocratique soit plus favorable à l’atteinte de ces objectifs qu’avec le parti de Jacob Zuma ou les Economic Freedom Fighters. Les investisseurs étrangers préféreraient probablement une coalition avec l’Alliance démocratique, qui est économiquement libérale et dont certains soutiens ont des liens avec l’économie internationale. On peut aussi penser qu’une coalition, quelle qu’en soit la forme, pourrait entraîner une instabilité politique dans le pays.