TV5MONDE : L’Unicef, accompagnée de 3 autres ONG (Action contre la faim, Oxfam et Care) se réunissent pour alerter l’opinion internationale sur la crise alimentaire majeure au Sahel et dans la Corne de l’Afrique. Que tirez-vous comme recommandations essentielles de cette situation ?
Lucile Grosjean, directrice de la communication du plaidoyer des programmes pour l'UNICEF en France : Il faut agir à court et à long terme. Nous constatons une accumulation de ces grandes crises alimentaires qui sont dues à la multiplication de facteurs qui se nourrissent les uns les autres : les aspects climatiques, les aspects de conflits et les aspects de crise économique. En conséquence, il y a urgence. Des gens sont en train de mourir du fait de la malnutrition, du manque d'eau, des déplacements de population... Il y a un besoin urgent d’aide humanitaire.
TV5MONDE : Qu’est-il urgent de réaliser aujourd’hui dans ces régions touchées par ces crises alimentaires?
Lucile Grosjean : Aujourd’hui le plus urgent, c’est de sauver des vies et d’empêcher au maximum des morts inutiles. La Somalie subit depuis six saisons consécutives des pluies insuffisantes. La sécheresse actuelle a dépassé les crises de 2010/2011 et 2017/2018 en termes de durée et de gravité (sécheresse record dans la zone de la Corne de l'Afrique, suite au passage du phénomène El Niñon en 2016, ndlr). Il faut arriver à mettre en place le plus possible de programmes, notamment de prise en charge nutritionnelle, pour que soient traités les enfants, les femmes et parfois plus largement toute population qui souffre de malnutrition aiguë. Il faut aussi faciliter l’accès à l'eau potable.
Rappelons-nous la famine de 2011 qui a provoqué 250 000 morts. C'était absolument cataclysmique. Le renforcement de l’aide humanitaire à tous les niveaux nous permettra d'éviter cette catastrophe.
(Re)lire Sécheresse : 22 millions de personnes dans la Corne de l'Afrique vont souffrir de la famine, estime l’ONU
Lucile Grosjean : Nous avons en effet dépassé cette vision-là en essayant de trouver des solutions plus efficaces et plus économiques. Le transport de nourriture depuis l’Europe coûte très cher et ne fait pas particulièrement travailler les acteurs locaux. L’une des grandes évolutions de tout le secteur humanitaire depuis plusieurs années, ce sont les transferts monétaires.
Contrairement aux idées reçues, les gens savent très bien ce qu'ils veulent faire avec cet argent et comment ils doivent le dépenser pour acheter ce dont ils ont besoin. C'est à la fois plus simple et plus efficace de donner directement de l'argent aux habitants afin qu'ils puissent l'allouer soit à des services de santé, soit pour acheter de la nourriture. Ces transferts monétaires s'apparentent à de la protection sociale, en attendant que les États puissent mettre en place des mécanismes durables.
(Re)voir Éthiopie : les habitants des basses terres sont confrontés à la sécheresse et au choléra
TV5MONDE : La Somalie en est à sa sixième année consécutive de sécheresse. Les récoltes sont trop maigres. Est-il encore possible d'acheter des denrées alimentaires sur place ?
Lucile Grosjean : Pour la Somalie, l’importation de nourriture sera nécessaire. Nous encourageons au maximum à l'importation depuis les pays avoisinants, d’utiliser des circuits courts pour que cela bénéficie aussi à une économie plus locale. Il ne faut pas oublier que l’accès aux denrées est un enjeu prégnant dans les zones de conflits, en situation de crise alimentaire, notamment autour de camions de nourriture.
(Re)lire Somalie : Antonio Guterres appelle à se mobiliser face au terrorisme et la sécheresse
C'est pourquoi les programmes basés sur des transferts monétaires, utilisant les smartphones, sont plus simples. Les transferts sont démonétisés. C'est un bon moyen de pallier ce type d'enjeu. L’essentiel est de trouver de nouveaux moyens pour que l’aide arrive directement aux personnes qui en ont besoin.
Lucile Grosjean : La France a été un très mauvais élève. Elle est en train d'essayer de rehausser son niveau d’engagement depuis quelques années, ce qui est une bonne nouvelle. Elle n’a toutefois pas encore rattrapé celui des plus grands bailleurs en termes de montants.
C’est un enjeu pour tous les pays qui historiquement donnent de l’aide. On souhaite les voir arriver à ce fameux chiffre de 0.7% du PIB, formalisé par une résolution de l’ONU en 1970 qui visait les pays avancés.
Les discussions, notamment avec les grandes banques internationales sont aussi indispensables. On voit partout les effets de l'inflation sur les prix alimentaires.
(Re)voir Somalie : la sécheresse met le pays au bord de la famine
TV5MONDE : Comment une ONG internationale comme la vôtre continue-t-elle d’agir sur le terrain, dans un contexte où certaines puissances occidentales se retirent militairement et où la défiance envers l’Occident peut être importante ?
Lucile Grosjean : Il est important de rappeler les principes humanitaires sur lesquels les organisations sont toutes basées, à savoir les enjeux de neutralité et d'impartialité.
Cela signifie que nous travaillons à partir des besoins des populations. Nous essayons au maximum d'évaluer leurs besoins pour comptabiliser exactement combien de personnes sont en manque d'eau, combien de puits ont été détruits, quels besoins il y a en termes de services de santé pour obtenir l'image la plus factuelle possible du terrain et pour éviter les risques de politisation.
Que ce soit l'UNICEF ou tous les acteurs humanitaires, nous ne sommes jamais reliés à un seul État ou un seul bailleur. On multiplie les partenariats afin d'éviter qu'un seul acteur ou un seul État nous donne des ordres.
TV5MONDE : Revenons aux enjeux climatiques. Les pays en développement n’ont pas été convaincus par l’accord signé lors de la COP27. Où en est-on aujourd’hui sur le terrain ?
Lucile Grosjean : Les pays dans lesquels nous intervenons sont ceux qui subissent le plus les impacts du changement climatique. L'exemple de la Somalie est particulièrement flagrant. La situation humanitaire y est alarmante, or je pense que les Somaliens sont les derniers responsables des émissions carbones à l'échelle mondiale. En revanche, ils subissent leurs impacts, qui ont un effet énorme en termes de mortalité et de déplacement de population.Lucile Grosjean : Ce conflit a eu des impacts en termes de priorisation de choix politiques. Avec l'apparition du conflit, l’Ukraine est devenue la priorité de tous les États européens en termes d’aides. Ensuite, la crise énergétique a touché l’Europe mais aussi l’Afrique. L'augmentation du coût des énergies est un problème majeur dans les zones où il n’y a pas l’électricité courante. Si certains centres de santé ont recours à un générateur qui fonctionne avec du carburant et que les coûts augmentent, alors c’est le centre de santé qui ne peut plus fonctionner.
Pareil pour la forte inflation des prix alimentaires. Au Ghana, les prix alimentaires ont augmenté de 60 %, ce qui est ingérable pour les personnes les plus pauvres. On le perçoit en France, mais c’est une vraie réalité dans des pays où les gouvernements n'ont pas pu mettre en place des mécanismes de protection, notamment en raison de de la dette résultant de la période d'épidémie du Covid. Les populations sont en première ligne et subissent de plein fouet les impacts de ces hausses des prix.
Lucile Grosjean : L’UNICEF est une organisation internationale reliée aux Nations Unies. Nous ne sommes donc pas directement reliés à la France . Mais il est vrai que nous prenons le temps à chaque fois de réexpliquer que nous ne représentons les intérêts d’aucun Etat.
Ces enjeux de neutralité sont importants. Comment va être perçue l’aide qu’on amène ? Vous parlez de la France, mais il est vrai que c’est souvent l’Occident qui est décrié. Nous essayons de donner ces explications auprès des différents acteurs que ce soit les groupes armés, les représentants communautaires, etc .. Nous essayons de lever un certain nombre de ces perceptions parfois négatives.