Fil d'Ariane
Depuis plusieurs années, une entreprise de relations publiques spécialisée dans la cyberinfluence a créé sur Facebook et Instagram des centaines de faux comptes et pages voués à influencer les électeurs tunisiens et ceux de plusieurs pays d'Afrique francophone. Son activité a été documentée par un laboratoire américain d’investigation, DFRLab (Digital Forensic Research lab), qui a ensuite prévenu Facebook.
DFRLab est un laboratoire de spécialistes travaillant pour l'Atlantic Council, un think tank américain spécialisé dans les relations internationales. Le DFRLab étudie les phénomènes de désinformation en mettant en lumière les fausses informations, en documentant les abus contre les droits de l'homme pour aider à construire une résilience mondiale numérique.
UReputation, puisque c’est son nom, est donc désormais sous le feu des projecteurs, accusée par le réseau social d’avoir eu des « Comportements inauthentiques coordonnés » (CIB, Coordinated inauthentic behaviour - création de comptes, de pages en masse à des fins de manipulations, par un groupe d'individus). Le dernier rapport de l’entreprise de Mark Zuckerberg précise les actions menées à l’encontre de l’entreprise et ce qui lui est reproché :
Tunisie : nous avons supprimé 446 pages, 182 comptes Facebook, 96 groupes, 60 événements et 209 comptes Instagram. Cette activité est née en Tunisie et s'est concentrée sur des pays francophones d'Afrique subsaharienne. Ce réseau a utilisé de faux comptes pour se faire passer pour des habitants des pays ciblés, publier et aimer leur propre contenu, conduire des personnes vers des sites hors plate-forme et gérer des groupes et des pages se présentant comme des entités de presse indépendantes. Certaines pages se sont engagées dans des tactiques de construction d'audience trompeuses et changeantes, se concentrant sur des thèmes non politiques puis à des thèmes politiques, modifiant au cours du temps leurs dénominations comme celles des administrateurs. Nous avons détecté ce réseau dans le cadre de notre enquête interne qui a lié cette activité à une société de relations publiques basée en Tunisie, UReputation.
Facebook a estimé que UReputation avait dépensé autour de 331 000 dollars en publicité sur son réseau social pour mener sa campagne d'influence. Toujours selon l'entreprise de Mark Zuckerberg, au moins 3,8 millions de comptes Facebook ont suivi une page ou plus gérée par UReputation. Près de 132 000 comptes avaient rejoint des groupes manipulés par l'agence et plus de 171 000 suivaient des comptes Instagram administrés par cette entreprise d'influence numérique.
De la même manière, il y a tout juste un an, la société israélienne Archimedes était bannie de Facebook pour des agissements similaires… en Tunisie et en Afrique francophone.
Les électeurs du monde entier s’informent désormais majoritairement sur Internet, particulièrement grâce à Facebook, fort de presque 3 milliards d’utilisateurs. Ce réseau social a d’ailleurs énormément joué dans l’organisation de la révolution tunisienne de 2011. L'opinion publique tunisienne se forge donc en grande partie sur cette plateforme depuis bientôt 10 ans. L’indignation, les reproches envers des figures politiques, les soutiens basés sur des informations mises en ligne, occupent l’espace démocratique avec une grande intensité durant les campagnes électorales.
Et en Tunisie comme ailleurs, les « bulles de filtres » (système dans lequel des algorithmes sélectionnent les contenus visibles par chaque internaute, en s'appuyant sur différentes données collectées sur lui, ndlr) fonctionnent à plein, avec leur lot d’infox, de dénonciations provenant de sources non vérifiées, d’emballements des foules par des comptes aux apparences souvent sérieuses.
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Mais UReputation et son "opération Carthage" n’ont pas influencé les seuls électeurs tunisiens avec de simples appels à voter ou - à l’inverse - organisé seulement des campagnes en ligne pour déstabiliser certains candidats.
Les pseudo médias locaux étaient payés par l’entreprise d’influence pour diffuser des informations mêlées à des contenus biaisés ou faux.
Extrait du rapport d'enquête de DFRLab sur l'opération Carthage, menée par UReputation
L’influence que l’entreprise "d'intelligence digitale" activait — par Facebook et Instagram — était bien plus subtile. Elle consistait entre autres à créer une sorte d’écosystème numérique varié et rassurant pouvant mener — mais pas toujours — à des sites ou des pages « d’information politique ».
UReputation « avait créé des pages sur les actualités régionales et locales, comprenant des sujets tels que le tourisme, l'engagement de la diaspora, la politique, les candidats et les élections dans les pays d'Afrique francophone et de Tunisie, mais aussi les progrès récents dans la lutte contre la pandémie de coronavirus dans la région » stipule DFRLab à l’origine de l’enquête sur UReputation.
DFRLab souligne aussi que "les médias en ligne locaux n’avaient pas de rédaction indépendante et étaient liés aux collaborateurs de UReputation". Selon le centre de recherche numérique, "les pseudo médias locaux étaient payés par l’entreprise d’influence pour diffuser des informations mêlées à des contenus biaisés ou faux."
Toujours selon DFRLab, les pages et les pseudo-médias «publiaient des contenus mais aussi des sondages trompeurs qui soutenaient le président comorien Azali Assoumani ainsi que l'ex-président ivoirien Henri Konan Bédié, en campagne pour les élections d'octobre 2020, le magnat tunisien des médias Nabil Karoui, candidat battu à la présidentielle fin 2019, ou encore le président togolais Faure Gnassingbé, réélu en février. »
L'opération Carthage est — d'après l'analyse de DFRLab — une vaste campagne de "tromperie politique en ligne" basée sur la diffusion de fausses informations ou d'informations partisanes, orientées et biaisées, via des comptes Facebook et Instagram. Des comptes diffusant des informations fabriquées de toutes pièces et gérés par des équipes de spécialistes de l'influence sur Internet travaillant pour UReputation.
Fake News Checking a présenté plusieurs vérifications de faits qui ont été peu flatteuses pour le candidat à la présidentielle Youssef Chahed, tandis qu’une couverture bien plus positive du magnat des médias tunisien Nabil Karoui était effectuée.
Extrait du rapport d'enquête de DFRLab sur l'opération Carthage, menée par UReputation
Comme pour l'influence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016, ces activités ne sont pas légales, particulièrement quand elles sont exercées pour influencer une élection depuis l'étranger. La charte contre les interférences étrangères de Facebook a donc été violée par UReputation. Des "interférences" touchant presque quatre millions d'internautes dans 10 pays d'Afrique de l'Ouest francophone, selon DFRLab, à l'aide de méthodes déloyales, de mensonges et d'infox mélés à de vraies informations, le tout voué à influencer les électeurs.
L'exemple le plus parlant pour illustrer les méthodes déloyales de l'influence en ligne de cette agence, est celui du site tunisien "Fake News Checking" (site de vérification des fausses informations pour l'élection tunisienne de 2019). DFRLab, qui a suivi de près les publications de "Fake News Checking" au moment de la dernière élection présidentielle tunisienne, indique dans son enquête qu'"au cours de la première phase de l'élection présidentielle, qui s'est déroulée en septembre 2019, "Fake News Checking a présenté plusieurs vérifications de faits qui ont été peu flatteuses pour le candidat à la présidentielle — et alors Premier ministre Youssef Chahed —, tandis qu’une couverture bien plus positive du magnat des médias tunisien Nabil Karoui était effectuée. Nabil Karoui était un candidat qui ne faisait pas initialement partie des candidats attendus au deuxième tour." Et Nabil Karoui est pourtant arrivé au deuxième tour de la présidentielle.
Fake News Checking, censé décrypter le vrai du faux et pointer les fausses informations politiques circulant sur le Net tunisien, a été co-fondé par Moëz Bhar, qui se déclarait en octobre 2019, sur le réseau Linkedin, "expert en cyberinfluence et en intelligence digitale". Les sites web que Moëz Bhar mettait alors en avant sur son Linkedin, étaient revue-afrique.com et… ureputation.net, comme le rapport d'enquête de DFRLab le démontre :
Le laboratoire d'investigation numérique américain ne laisse par ailleurs peu de place au doute sur les choix et orientations de Fake News Checking qui aurait permis, par ses publications orientées, de faire parvenir Nabil Karoui au deuxième tour de l'élection tunisienne. Face à ces constats, Youssef Chahed, l'ex Premier ministre — et candidat malheureux à l'élection présidentielle tunisienne de 2019 — a décidé d'attaquer en justice UReputation et son propriétaire Lotfi Bel Hadj. D'autres ex-candidats ont déclaré vouloir faire de même.