Alain Gresh : “Je ne crois pas à la guerre civile en Egypte“

Plus de 50 morts en cinq jours, instauration de l'état d'urgence dans trois provinces, nouveaux pouvoirs donnés à l'armée... Deux ans après le début de la révolution, l'Egypte est en pleine crise politique. Décryptage avec Alain Gresh, directeur adjoint du Monde Diplomatique et spécialiste du Proche-Orient.
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Alain Gresh : “Je ne crois pas à la guerre civile en Egypte“
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Alain Gresh : “Je ne crois pas à la guerre civile en Egypte“
Se dirige-t-on vers la guerre civile ? 
Je ne crois pas. Il n'y a pas les mêmes ingrédients qu'en Syrie ou en Irak. 
D'abord, il faudrait qu'il y ait deux camps très organisés et ce n'est pas si clair. D'un côté, il y a le gouvernement qui est incapable de répondre aux grandes problématiques du pays, qu'elles soient sécuritaires, économiques ou sociales. De l'autre, il y a une opposition très morcelée, dont le seul point commun est l'hostilité à Mohamed Morsi qu'ils qualifient de dictateur - alors qu'il a été élu démocratiquement. 
Ensuite, même si il y a de la violence comme lors des dernières manifestations, il n'y a pas de milices armées qui s'affrontent. Enfin, il n'y a pas de problème confessionnel.
On se dirige plutôt vers une situation encore plus chaotique et plus instable qu'aujourd'hui. Des élections législatives devaient avoir lieu deux mois après l'adoption de la Constitution - en février donc - mais elles sont repoussées à une date inconnue suite à une loi électorale soumise à la Haute cour constitutionnelle.
On a du mal à voir comment la situation va se dénouer, et c'est impossible de faire des pronostics. Mais l'Etat égyptien a 2000 ans d'histoire, donc une certaine stabilité. 
Le Sénat a ratifié lundi 28 janvier une loi autorisant le président à demander à l’armée de participer au maintien de l’ordre... Les officiers ont également le droit d'arrêter des civils. L'armée pourrait-elle reprendre le pouvoir ? 
Cela ne me semble pas crédible à court terme. L'armée reste très impopulaire. Elle a été très discréditée dans la manière dont elle a exercée le pouvoir après le départ du président Moubarak. Elle s'est installée au pouvoir en février 2011 et y est restée pratiquement 18 mois, jusqu'aux élections de juin 2012. 
L'armée porte aussi une responsabilité dans la manière dont se déroule cette transition interminable. Le calendrier qu'elle avait fixé - élections législatives, élection présidentielle, Constitution - s'est trop étendu dans le temps. 
On peut évidemment imaginer une alliance entre l'armée et les Frères musulmans. Mais elle serait très tactique car tout sépare les deux institutions. L'armée a été épurée des Frères pendant des décennies, elle a son propre agenda... Bref cela semble peu crédible.
Alain Gresh : “Je ne crois pas à la guerre civile en Egypte“
Des manifestants égyptiens s'opposent aux forces de l'ordre, le 28 janvier 2013 près de la place Tahrir, au Caire©AFP - Khaled Desouki
Mohamed Morsi, très fragilisé, peut-il rester au pouvoir ? 
Les Frères musulmans ont un grand atout et une grande faiblesse. Ils sont centralisés, organisés, seuls capables de mener de vrais campagnes. Mais ils sont considérés par beaucoup comme un parti très cynique et opportuniste. Certains pensaient que Morsi serait plus ouvert d'esprit et ça n'a pas été le cas. Maintenant, si Morsi s'en va, cela signifierait encore plus de chaos.
Deux ans après le début de la révolution, l’Egypte est en pleine crise politique. Cela vous surprend-t-il ?
Plusieurs choses ont joué. D'abord, le président Moubarak est parti mais sans que les institutions de l'Etat ne soient vraiment touchées. En dehors de Moubarak et de sa clique, peu de gens ont été démis de leurs fonctions. 
L'armée, la police, l'administration n'ont pas beaucoup changées mais n'ont plus de chef. Ces institutions se sont autonomisées par rapport au pouvoir et au Président Morsi. Avec ce qui s'est passé à Port-Saïd [des affrontements meurtriers ont eu lieu après la condamnation à mort de 21 supporteurs du club de foot local], on peut se demander si la police ne joue pas la politique du pire contre Mohamed Morsi. 
C'est également ce paradoxe qui rend assez improbable une dictature des Frères musulmans puisqu'ils n'ont pas le contrôle des institutions.
Ensuite, on peut noter l'incompétence politique de tous les responsables, aussi bien du côté des Frères musulmans que de l'opposition. Ils n'ont jamais fait de politique au sens réel - alliance, compromis... Ce qui est un peu normal, puisque le pouvoir a été verrouillé pendant 50 ans. Cependant on n'a pas l'impression d'un apprentissage. Et le refus du dialogue par le Front de Salut National avec le pouvoir en place apparaît étrange compte tenu de l'ampleur du désastre.
Le FSN, qui rassemble plusieurs partis d'opposition, rejette effectivement l'appel au dialogue du président et appelle à manifester le 1er février.
Il ne faut pas oublier que l'opposition est très divisée. Une partie de cette opposition, notamment le parti Egypte Forte dirigé par Abdul Monem Aboul Fotouh et qui n'est pas dans le FSN, est plutôt pour le dialogue. Et puis les gens qui manifestent dans la rue ont assez peu à voir avec le FSN.
Vous vous rendez régulierement en Egypte. Que vous disent les Egyptiens que vous rencontrez ? 
C'est difficile de parler pour 80 millions de personnes mais globalement, je ne ressens pas de nostalgie par rapport au passé, ou d'envie de revenir à l'ordre ancien. Mais il y a une désaffection évidente de la politique, on l'a vu avec le taux de participation au référendum sur la Constitution - 35% - à comparer avec la participation aux autres élections, plus de 50%.
Il y a en revanche une volonté de retour à l'ordre, de stabilité face aux manifestations perpétuelles et aux conséquences plus ou moins dramatiques qui vont avec - dégâts, blessés, morts... Sans parler du recul du tourisme et de la disparition des investissements. La vie quotidienne est devenue plus difficile. 
Y a-t-il malgré tout des changements positifs entraînés par la révolution ? 
Il y a actuellement en Egypte une liberté de la presse sans précédent ! Des opinions diverses s'expriment jusqu'à la télévision ou dans les journaux d'Etat. C'est important, car les gens ne vivent pas seulement de pain mais aussi de liberté. Il y a également une liberté d'organisation et une liberté de manifestation.