Fil d'Ariane
En 2019, les manifestations pacifiques du Hirak participent à la chute du pouvoir de l'ex-président Abdelaziz Bouteflika. Aujourd'hui, le mouvement de contestation subit une répression sans précédent sous le régime d'Abdelmadjid Tebboune. L'Algérie traverse-t-elle un tournant autoritaire depuis la fin de l'ère Bouteflika? Réponses avec Saïd Sahli, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH).
Un garde de sécurité algérien se trouve sur un toit d'immeuble à Bejaia en Algerie Wle 25 mars 2009, lors d'une visite présidentielle du président Abdelaziz Bouteflika.
TV5MONDE : Quelle est votre réaction après l'annonce de la mort d'Abdelaziz Bouteflika?
Saïd Sahli, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'Homme : Pour nous, Bouteflika fait partie du passé. Le peuple algérien a tourné la page. En 2019, il a été démis de la présidence et chassé du pouvoir lorsqu'il a demandé un cinquième mandat. Bouteflika était quelqu'un qui a incarné le système pendant 20 ans. Après son départ, le régime a cependant continué avec les mêmes pratiques et l'espoir du peuple d'une transition a vite été douché. Même encore maintenant, la situation se complique.
Aujourd'hui, on se rend compte que le problème de l'Algérie ne se résume pas à la seule personne de Bouteflika. C'est tout un système, un ordre de gouvernance, qu'on devait changer. Malheureusement, l'Algérie a raté sa transition en 2019. Le Hirak était une chance historique de changement. Le pouvoir n'a pas saisi cette occasion pour passer à un régime démocratique et ouvert.
Voir aussi : Mort d'Abdelaziz Bouteflika : quelles sont les réactions à Alger ?
Quel est le bilan de Bouteflika et de son rapport à la démocratie et au respect des droits?
C'est un bilan mitigé. En tout, il a réalisé 4 mandats. Le premier a berné beaucoup de gens, pendant lequel il a promis la paix. Il l'a relativement ramenée en mettant fin au terrorisme islamiste, mais il a aussi ouvert d'autres plaies notamment en Kabylie. En 2001, il y a eu 129 morts dans la région. Il n'y a toujours pas eu de procès. C'est une plaie qui est encore ouverte.
Lors du troisième et quatrième mandat, toutes les contradictions du système et les tentations autoritaires ont été révélées. Cela s'est manifesté par la fermeture du champ politique et démocratique, par des coups de forces répétés contre la volonté populaire. Malheureusement, ce mépris, que l'on appelle chez nous la "Hogra", a finit par faire sortir le peuple dans la rue en 2019. C'était l'humiliation de trop pour le peuple algérien. Pendant 20 ans, Bouteflika avait aussi la possibilité, avec une manne financière inégalée, de redresser le pays sur le plan économique, politique et social. Et il ne l'a pas fait.
Cette Algérie "nouvelle", annoncée par Tebboune en 2019, se trouve être pire que "l'ancienne".
Saïd Sahli, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH)
Avez-vous observé une rupture dans l'organisation de la contestation du pouvoir avec l'accession de d'Abdelmadjid Tebboune?
Le système est resté le même au delà du changement de quelques figures politiques.
Des généraux, des premier ministres, des ministres, se sont retrouvés en prison. Il y a eu tout une série d'emprisonnement que nous avons assimilé à des règlements de compte clanique plutôt qu'à un changement de régime.
On a aussi vu une véritable désaffection historique populaire lors des consultations électorales. Il y a eu un taux de boycott inédit voire historique, qui en dit beaucoup de la désillusion du peuple algérien. Cette Algérie "nouvelle", annoncée par Tebboune en 2019, se trouve être pire que "l'ancienne".
Le bilan en terme de droits humains est aussi déplorable : il y a des centaines de militants en prison de tous bords politiques et de toutes les sensibilités : islamistes, démocrates, kabyles. Nous voyons le champ politique et médiatique se fermer de plus en plus. Nous vivons une situation de régression par rapport à l'ère Bouteflika.
Le fonctionnement des syndicats, partis politiques, associations était-il moins brimé sous Bouteflika?
Nous avons vécu des moments d'interdictions. Jusqu'en 2019, il n'était plus possible d'organiser des marches à Alger. C'est grâce au Hirak que l'espace politique a été réouvert. Aujourd'hui, nous sommes en train de revivre une situation semblable, mais en pire.
Beaucoup d'associations, de partis politiques qui ont 30 ans d'existence comme l'UCP (Union pour le Changement et le Progrès) sont menacés de dissolution. Des chefs de partis, comme Fethi Ghares -président du MDS (Mouvement démocratique et social)-, et des présidents d'associations comme Nacer Maghnine de l'association SOS culture Bab El Oued, sont en prison. Ça ne s'est jamais vu sous Bouteflika, bien qu'il n'ait pas fait mieux, en fermant l'espace public.
Certains en arrivent-ils à regretter l'ère Bouteflika?
Le régime de Bouteflika a sa base sociale. Certains en ont profité et vont certainement regretter son départ. Ils le regrettent d'ailleurs depuis 2019 et l'irruption du Hirak. Mais je pense vraiment que l'on mérite mieux. C'était possible d'aller vers un régime autre que celui de Bouteflika, autre que celui d'aujourd'hui. Le Hirak était une chance.
Depuis 2019, le peuple algérien a donné l'exemple au monde entier en maintenant ce choix pacifique de contestation. C'est devenu une référence qui a suscité une large admiration. Regretter le régime de Bouteflika, c'est malheureux pour nous. Nous en sommes à choisir le moins mauvais. Nous, la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH), on aspire à un régime démocratique, ouvert, à la hauteur des combats de la société algérienne.
Voir aussi : Algérie : les réactions des Algériens à la mort d'Abdelaziz Bouteflika
En 2019, le Hirak a participé à poussé Bouteflika hors du pouvoir. Aujourd'hui, il est compliqué pour le mouvement de s'exprimer. Comment expliquer cela?
Le Hirak a appris des leçons du passé, du terrorisme, des grandes violences, il a donc choisi la voix pacifique. Dès 2019, le mouvement a choisi la non-confrontation avec le pouvoir et a aussi opté pour la sauvegarde de l'État. Nous avons bien vu ce qui se passait chez nos voisins limitrophes lors du printemps arabe.
Dès l'accession au pouvoir de Tebboune, beaucoup de voix se sont élevées. Nous avons interpellé le président pour ouvrir la voix au dialogue. Malheureusement, la feuille de route du système s'est déclinée par la force en tournant le dos à toutes les propositions, les partis politiques et la société civile.
Il y a quelques jours, a eu lieu la première session du Parlement. C'était un-non évènement pour le peuple algérien. C'est un Parlement illégitime dans une période où l'Algérie a besoin d'institutions fortes au vu de tous les défis, nationaux, sociaux et sanitaires. Aujourd'hui, nous sommes dans une réelle situation d'instabilité. La crise de 2019 est encore là, et elle s'est même complexifiée avec la crise sociale et sanitaire.
Le président Tebboune avait la possibilité avec le Hirak d'aller plus loin. Il avait un peuple mobilisé : on a vu les campagnes de solidarité pendant la crise sanitaire, pendant les incendies. Parfois, le peuple a même pallié la défaillance de l'État. Le pouvoir ne devrait pas oublier que c'est la Hogra qui a fait chuter le régime de Bouteflika. On ne souhaite pas revivre cela. Aujourd'hui on veut ouvrir la voie du dialogue pour permettre au peuple de s'exprimer. Il n'y a aucune raison d'utiliser la contrainte ou la répression. Nous sommes en paix. Nous pouvons encore trouver une solution politique, à la hauteur des aspirations exprimées en 2019.