Algérie-Russie : Poutine soutient-il Gaïd Salah et le pouvoir militaire ?

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Rassemblementdu "29ème vendredi" à Alger, le 6 septembre 2019.
(AP Photo/Fateh Guidoum)
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Considérés par certains comme une "ingérence", des propos prêtés à l'ambassadeur russe à Alger en faveur d'élections en Algérie "dans les plus brefs délais" y ont suscité une certain émoi. Des commentateurs y voient le soutien décidé de Vladimir Poutine au général Ahmed Gaïd Salah, sans toujours convaincre. Arguments.
Que veut la Russie en Algérie ? La question, dont nul ne se préoccupait beaucoup jusqu’à présent, fait l’objet d’une subite effervescence dans le petit monde des spécialistes de la région mais aussi, dans une moindre mesure, dans la sphère politique algérienne.
 
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L'ambassadeur russe à Alger, Igor Beliaev (à gauche) et le secrétaire général du FLN Mohamed Djamaï lors de leur rencontre du 28 août.
(photo site du FLN)

Au déclenchement de la polémique, une déclaration d'apparence banale de l’ambassadeur russe à Alger, Igor Beliaev, à l’issue d’un entretien le 28 août à Oran avec le chef du Front de libération nationale (FLN), parti qui fut celui d’Abdelaziz Bouteflika.

Selon un communiqué du FLN, le diplomate a exprimé lors de l’audience le soutien de Moscou à la tenue d’élections présidentielles en Algérie « dans les plus brefs délais ».

Souhaiter des élections à une nation dépourvue depuis plusieurs mois de dirigeants légaux relève certes de la platitude diplomatique. Mais c’est surtout, assortie d’un hommage au rôle de l’armée, la formule « dans les plus brefs délais » qui fait tiquer.

L'organisation sans plus attendre d'un scrutin présidentiel est justement l’objectif insistant de l’homme fort du pays depuis la chute du président Bouteflika et chef d’état-major de son armée, le général Ahmed Gaïd Salah. Exigence à l’opposé des revendications de la rue, dont la mobilisation ne faiblit pas.

Pour le 29ème vendredi consécutif, une foule toujours considérable s’est à nouveau rassemblée le 6 septembre dans le centre d’Alger. La marche des étudiants du mardi, le 10 septembre de rentrée, a également été un net succès. Slogans inlassablement répétés : « Non aux élections organisées par les gangs » , « État civil, non militaire », « Oubliez l’élection ! Y aura pas de vote ». En dépit de sa diversité, le Hirak (mouvement) se retrouve sur le principe d’un vaste ménage politique avant tout scrutin, que les dirigeants actuels et l’armée ne seraient pas légitimes à encadrer.

Plus nuancée (mais d’une représentativité hypothétique), l’opposition « classique », réunie dans le Pacte des forces de l’alternance démocratique, réclame pour sa part une période de transition et une refonte des lois électorales. Face à la constance de ces revendications, le pouvoir de fait a paru ces derniers jours se raidir et pourrait annoncer dans les jours qui viennent des élections en décembre.

C’est dans ce contexte que l’entretien d’Oran, qui avait déjà créé un modeste remou à Alger, inspire à Jean-Pierre Filiu, politologue renommé du monde arabe, une longue tribune dans le Monde. Celle-ci obtient vite un certain retentissement.

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Des liens profonds entre militaires algériens et russes

Que dit Jean-Pierre Filiu ? Les mots prêtés a l’ambassadeur russe par le chef du FLN sont, à ses yeux, révélateurs : « La Russie a bel et bien choisi son camp dans la crise algérienne, misant sur l’étranglement, par les généraux au pouvoir, du vaste mouvement de contestation populaire lancé en février dernier. Le Kremlin s’engage de plus en plus ouvertement en faveur de « l’homme fort » du pays, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah ».

Le politologue souligne les liens serrés entre la caste militaire algérienne et le pouvoir de Moscou. Celui-ci s’appuie « sur des généraux formés dans les académies soviétiques, au premier rang desquels Gaïd Salah, chef d’état-major depuis 2004, ainsi que son camarade de promotion, le général Benali Ben Ali, commandant de la garde présidentielle depuis 2015 ». Il existe une « culture militaire commune » entre les « officiers » et les forces armées des deux pays ».

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Capture d'écran du site russe Sputnik.

Premier client régional de son armement (voir encadré ci-dessous), l’Algérie a récemment acquis auprès de la Russie des équipements sophistiqués (chars, défense anti-aérienne...) qui impliquent des programmes de formations suivis. Ceux-ci renforcent les liens entre les deux armées et « la Russie se retrouve dès lors en Algérie dans la position enviable d’un accès privilégié aux « décideurs », ainsi que sont désignés les généraux détenteurs de la réalité du pouvoir. »

Vladimir Poutine, par ailleurs n’éprouve que peu de sympathie pour un mouvement de rue démocratique, comparable pour lui aux « révolutions de couleurs » organisées ou attisées par l’Occident dans l’ex-sphère soviétique. Plus largement et gravement, le soutien russe au pouvoir militaire algérien vacillant correspond, selon Jean-Pierre Filiu, «  à une stratégie d’implantation sur la rive sud de la Méditerranée, marquée dans la Libye voisine par le soutien de Moscou au seigneur de la guerre Khalifa Haftar. »

Une thèse contestée

Pour anciens et suivis qu’ils soient, les liens matériels et politiques entre la Russie et l’Algérie restent quantitativement limités et d’une importance aujourd'hui relative, malgré le désir avéré de Moscou de renforcer sa présence en Afrique.

Lors de la guerre d’indépendance (1954-1962), l’URSS soutient diplomatiquement, après 1958, le Gouvernement provisoire de la République d’Algérie (GPRA) en lutte contre la puissance coloniale. Elle lui livre des armes, mais se garde bien d’intervenir directement.

La coopération militaire se confirme régulièrement à partir de l’indépendance par delà les changements politiques au sommet : fournitures d’armements, formations en Union soviétique d’officiers et de personnels spécialisés.

Dans les années 70, les tensions avec le Maroc sur la question du Sahara occidental viennent encore renforcer la position russe. De l’armée de l’air (chasseurs Mig) aux blindés, l’essentiel du matériel algérien vient d’URSS. L’Algérie, cependant, n’abritera aucune base soviétique.

Un accord stratégique entre les deux pays (l’un est devenu « Russie ») est signé au début des années 2000.  En 2006, Vladimir Poutine, en visite à Alger, annonce l’effacement d’une dette algérienne de 4,5 milliards de dollars.

Les relations sont beaucoup plus ténues dans le domaine civil. Quelques accords en matière d’hydrocarbures, des projets de centrale nucléaire. Quoique en hausse de 18 % l’an dernier, les échanges entre les deux pays représentent moins de 5 % du total, la Russie se plaçant comme partenaire commercial de l’Algérie bien loin derrière la France, la Chine, l’Italie, l’Espagne, les États-Unis ou même le Brésil.

De multiples échanges culturels sont célébrés, mais ils restent dans un registre assez formel. La langue de Tostoï et de Lénine n’est quasiment pas enseignée en Algérie. On n’y voit guère de touristes russes fortunés, qui lui préfèrent nettement la Tunisie.
Pour séduisante qu’elles soit par son introduction d'un relent de guerre froide dans la confrontation entre le pouvoir algérien et la rue, l’analyse du politologue – également ancien diplomate et conseiller gouvernemental français souvent engagé contre la Russie – Jean-Pierre Filiu est loin de convaincre tout le monde.
 

Dès le surlendemain de la fameuse entrevue d’Oran, l’ambassadeur Igor Beliaev avait tenu une conférence de presse pour démentir toute idée d’ingérence et s’était étonné de l’interprétation de ses propos.

Dans un article intitulé « Pourquoi les Russes ne soutiennent pas Ahmed Gaïd Salah », le site Maghreb Intelligence mentionne une source diplomatique au sein de l’ambassade russe plus ferme encore : « c’est du pur mensonge.(…) Il est vrai que nous sommes traditionnellement proches de l’armée algérienne et que l’Algérie est un client traditionnel et historique de notre industrie d’armement mais cela n’autorise personne à nous imputer de fausse positions politiques. Nous n’avons aucun attachement particulier à la personne d’Ahmed Gaid Salah ».

Selon cette source, l’ambassadeur aurait évoqué les futures élections sans insister particulièrement sur leur urgence et sans marquer d’attachement à Gaïd Salah.

L’inquiétude de Moscou, souligne-t-elle, est surtout de voir l’instabilité enclencher une crise régionale qui justifierait, comme en Syrie, un interventionnisme occidental.

Sur le site français Médiapart, le blogueur très impliqué en faveur du Hirak Y.Benzatat accuse Le Monde (il s’agit en fait d’une tribune) de ressasser « le cliché de la Russie de Poutine, répandu ostentatoirement dans les médias occidentaux, comme étant un soutien et un complice actif des dictatures dans le tiers-monde. »

Sans aller jusque là, l’éditorialiste de TV5MONDE Slimane Zeghidour doute que les intérêts – aussi réels et anciens soient-ils – de la Russie en Algérie la portent à soutenir activement contre sa société un pouvoir militaire à la solidité si incertaine.
« L'Algérie n'est pas la Syrie, fait-il remarquer. Ce ne sont ni les mêmes enjeux, ni la même zone ni, de loin, la même situation. Le voudraient-ils, on ne voit pas très bien en quoi les Russes pourraient y intervenir sérieusement... »