Ils vivent à Alger, Bouira, Oran ou Bejaïa. Ils sont étudiants, salariés ou chômeurs. Ils disent « non au 4e mandat » du président Abdelaziz Bouteflika, et rêvent d’une Algérie où leurs droits au logement, au travail et aux libertés seront enfin garantis. Rencontre avec les jeunes Algériens, entre révolte et désespoir.
Bouira, 14h30. Fayçal, Merzak, Osmane, Lyès et les autres viennent de manifester à Bouira contre le 4e mandat de Bouteflika. Et ils n’ont qu’une idée en tête : parler, raconter leur Algérie, profiter de l’élection pour témoigner de leur quotidien. Un quotidien plombé par le chômage, la précarité et l’absence de libertés. « A cause de la crise du logement, on vit tous chez nos parents. C’est une tradition en Algérie, c’est presque sacré », rigole Merzak, 27 ans, professeur de français. « Moi, j’ai 35 ans, et je vis toujours chez mon père », renchérit son ami Fayçal, agriculteur, avant d’éclater de rire : « autant dire que je vais rester célibataire toute ma vie ! »
Petits boulots Le logement, c’est la première préoccupation des jeunes Algériens, avec le chômage endémique. Le taux officiel du chômage avoisine les 10%, et grimpe jusqu'à 21% chez les jeunes. Mais dans les faits, il serait bien plus élevé. Selon les experts, au moins un jeune Algérien sur trois n’a pas d’emploi ( voir aussi en encadré). Chaque année, des milliers d’étudiants sortent de l’université avec leur diplôme en poche, sans autre solution que celle de se contenter de petits boulots, sans espoir de trouver un jour un emploi à la hauteur de leurs études. Un vrai travail, Lyès, 22 ans, étudiant en économie, n’y croit plus depuis bien longtemps. Une fois son diplôme obtenu, il ne voit qu’une solution : « Le visa d’études. C’est tout. Je ne vois pas d’avenir ici à part un changement total du système. Après mes études, c’est simple, j’aurai juste plus du temps pour commencer à penser », ironise-t-il. Comme lui, ils sont des milliers à rêver d’un visa, d’une autre vie, d'un ailleurs où un travail, un logement et de simples loisirs ne sont pas des chimères impossibles. Il y a ceux qui partent, qui prennent la mer, les « harragas », littéralement « ceux qui brûlent ». Et puis il y a les autres, ceux que le désespoir pousse à se brûler au sens propre du terme, en s’immolant.
Immolation Ces dernières années, le nombre de suicides et de tentatives de suicide par immolation a grimpé en flèche en Algérie. Un effet d’imitation après l’immolation du jeune vendeur de la rue Mohamed Bouazizi, à l'origine du printemps arabe en Tunisie. Sauf qu’en Algérie, on s’immole dans l’indifférence des pouvoirs publics pour un logement ou un emploi. Le 20 mars dernier, Fathi Manaa, 22 ans, s’est immolé à Hassi Labiod, dans la banlieue d’Oran pour protester contre un avis d’expulsion de son logement, une maison délabrée où il vivait avec huit membres de sa famille depuis l’indépendance de l’Algérie. Son frère Aïssa Manaa, 29 ans, a tenté de le sauver sans succès. « En mourant, il m’a dit "c’est l’État qui m’a brûlé" », confie Aïssa, les larmes aux yeux. « Le régime a tout fait pour marginaliser cette jeunesse, pour empêcher l’émergence de jeunes capables de prendre en main leur destin », explique Abdelouahad Fersaoui, président de l’association RAJ, qui œuvre pour les jeunes sur tout le territoire national. « L’État considère cette jeunesse comme un sujet, un dossier à gérer, et non pas comme un acteur de développement pour le pays. »
Paix sociale Face au mécontentement latent et au risque d’explosion sociale, l’État algérien a pourtant mis en place toute une série de subventions et d’aides aux jeunes, sans toutefois parvenir à l’effet escompté. « L’État a juste dépensé beaucoup d’argent pour acheter la paix sociale avec des crédits, avec l’Agence nationale de soutien à l’emploi de jeunes (ANSEJ) ou la Caisse Nationale d’assurance chômage (CNAC) », note Abdelouahab Fersaoui. Des programmes insuffisants qui servent à jeter de la poudre aux yeux, répondent un grand nombre de jeunes. Il suffit de parler aux diplômés du « pré-emplois » pour se rendre compte de l’absurdité d’un système où les libellés de postes ne correspondent pas aux emplois, où des diplômés en droit, en médecine ou en ingénierie se contentent de petits jobs, avec des salaires de misère, entre 10.000 et 15.000 dinars par mois, soit une centaine d’euros. Avec son DEA en informatique appliquée à la gestion, Hocine, 31 ans, s’est vu offrir un poste de « pré-emploi » dans une maison de jeunes. « Je n’y ai rien trouvé, pas un seul ordinateur en vue ! » sourit-il. « Maintenant, je travaille dans une école primaire, je fais du secrétariat, des photocopies… » Rachid, 27 ans, juriste de formation travaille pour sa part dans un centre culturel où il est gardien de nuit. « Voilà, on m’a donné la clé, on m’a dit tu restes là, tu surveilles les entrées. » Ils sont près d’un million à occuper ces pré-emplois à travers le pays, en attendant d’être régularisés ou de se voir offrir de véritables postes. « On a aucun statut, ni étudiant, ni travailleur, ni chômeur », déplore Hocine.
Mascarade Mardi 15 avril, ils étaient des centaines à défiler dans les rues de Bejaïa à l’appel du parti séculaire Rassemblement pour la Culture et démocratie, afin d'appeler au boycott des élections. « On a répondu à l’appel pour dire "non" au système, "non" à cette énième mascarade électorale dont on connaît déjà le résultat », explique Yacine, 21ans, étudiant en architecture. « En Algérie, nos droits sont devenus nos rêves », ajoute Abdelouahab, 21 ans, étudiant en mathématiques appliquées. Ensemble, ils ont fondé un mouvement au sein de l’université pour protester contre le 4e mandat possible d’Abdelaziz Bouteflika. Depuis début avril, ils ont déjà manifesté trois fois. Ils récusent toute accusation de violence, y compris à Bejaïa, où face à la contestation, un meeting du représentant du candidat Bouteflika, Abdelaziz Sellal, a été annulé et la Maison de la Culture incendiée. Pour eux, la violence n’est pas l’œuvre des gens de Bejaïa mais « d’individus payés par la police politique, des manipulateurs ». « Pour retourner la situation en leur faveur, ils vont faire de la casse pour dire qu’on est des voyous », déclare Abdelouahab. « La police politique nous colle à la peau. On est surveillé en permanence, ils nous suivent partout, nous intimident », ajoute Locif, 20 ans, étudiant en génie informatique. « C‘est une jeunesse révoltée qui exprime quotidiennement son refus et son ras-le-bol face à la situation du pays, qui se cherche, qui essaye d’arracher sa place », souligne Abdelouhab Fersaoui. « C’est aussi une jeunesse qui s’exprime de façon pacifique pour ne pas s’engager dans la violence et la confrontation. »
Mépris Au cours de l’année 2013, environ 8.000 actions, manifestations, sit-ins, émeutes, marches, ou grèves ont eu lieu à travers le pays, pour la plupart organisées par des jeunes. Tous ceux interrogés promettent de continuer leurs actions après le scrutin, quelle que soit l’issue du vote. Ils assurent aussi qu’ils ne veulent pas d’un printemps arabe mais d’une transition démocratique et pacifique. Jeudi 17 avril, 22 millions d’électeurs sont appelés aux urnes. Comme aux précédentes élections, une grande majorité des jeunes n’ira pas voter. Non pas par ignorance ou par inconscience politique. Mais pour signifier au gouvernement et au système ce même mépris, cette « hogra » dont elle se sent victime au quotidien.