Amnistie, institutions, chômage : quels enjeux pour l'élection présidentielle au Sénégal ?

Il reste moins d’une semaine avant le premier tour de la présidentielle sénégalaise. Le camp du pouvoir et l’opposition se sont lancés dans une campagne accélérée pour cette élection très attendue. De la loi d’amnistie aux enjeux économiques ou institutionnels, deux chercheurs sénégalais décryptent pour TV5Monde les enjeux principaux de cette course et du prochain mandat dans le pays.

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Des partisans du candidat Bassirou Diomaye Faye participent à sa caravane de campagne électorale à Dakar, le vendredi 15 mars. AP Photo/ Sylvain Cherkaoui.

Des partisans du candidat Bassirou Diomaye Faye participent à sa caravane de campagne électorale à Dakar, le vendredi 15 mars. AP Photo/ Sylvain Cherkaoui. 

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Dimanche 24 mars, les Sénégalais devront se rendre aux urnes pour voter pour le premier tour d’une élection présidentielle très attendue. Le choix de cette date, validée par le Conseil constitutionnel le 7 mars, clôt le feuilleton politique ouvert par le président Macky Sall et le report du scrutin la veille de l’ouverture de la campagne électorale. 

C’est donc dans une campagne express de deux semaines que se sont lancés les candidats, alors que la loi électorale prévoit normalement 21 jours. Amadou Ba, candidat du pouvoir, a tenu son premier meeting de campagne le 11 ; le duo d’opposants Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye ont lancé le leur juste après leur libération de prison le 14 mars.

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« Dans le contexte du ramadan, les candidats font des caravanes, ce qui est plus dynamique et accessible que d’organiser des meetings en pleine journée, explique Babacar Ndiaye, analyste politique et directeur de recherche au think tank sénégalais Wathi. On passe dans les communes, pour montrer sa capacité de mobilisation des populations et présenter son programme. Les candidats vont investir les régions, les localités plus lointaines avant de revenir vers Dakar. ». 

Un processus classique, à la différence que, cette fois, il faut aller vite. Les candidats n’auront pas le temps, en quelques jours de campagne, d’aller partout au Sénégal ou de présenter en détails leurs programmes à ceux qui ne le connaissent pas encore. 

Cela risque de pénaliser les « petits » candidats, qui n’ont pas la capacité, en termes de moyens financiers ou de nombres de militants, de se déployer rapidement. « Ces candidats vont se faire phagocyter par les autres, dans une campagne où l’objectif est d’être le plus visible, de faire du tapage médiatique, de se faire connaître », avance le sociologue sénégalais Pascal Oudiane. 

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Libération en fanfare

En termes de « tapage médiatique », le moment le plus fort de cette campagne a eu lieu lors de la sortie de prison d’Ousmane Sonko et de Bassirou Diomaye Faye. Le premier, principal opposant du pays, déclaré inéligible, avait été emprisonné en juillet pour appel à l’insurrection. Le second, bras droit d’Ousmane Sonko et candidat officiel d'une coalition, était détenu depuis avril. 

On a circonscrit les choix des électeurs et on est revenu à la même dualité qu’on a eu en 2021.

Pascal Oudiane, sociologue.

Ils ont pu être libérés à la faveur d’une loi d’amnistie votée le 6 mars. L’opposition a été la principale bénéficiaire de cette législation portée par Macky Sall, malgré son désaccord avec le projet, en raison de l’impunité qu’elle accorde après plusieurs mois de manifestations qui ont été meurtrières dans le pays. « Les gens peuvent penser que le président a fait ce geste pour pacifier l’espace, donc ça peut lui permettre de gagner un certain électorat pour son camp », observe Pascal Oudiane. 

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La libération des deux opposants a en tout cas été largement célébrée dans les rues du pays, lançant en fanfare leur campagne sous le slogan « Diomaye, c’est Sonko ». « Cette sortie de prison représente un tournant, puisqu’on avait jusque-là une coalition qui faisait campagne sans son candidat, remarque Babacar Ndiaye, qui note un effet d’amplification. Leur capacité à mobiliser devient bien sûr beaucoup plus forte avec les deux personnes à l’origine de leur programme. »

« Ça va aussi requinquer le parti au pouvoir. Ils vont mieux se positionner et entretenir une bonne concurrence, en mobilisant plus de moyens pour soutenir leur candidat », complète Pascal Oudiane. 

C’est vrai que le leader charismatique reste Sonko et c’est son nom qu’on entend dans les caravanes. Mais Diomaye va aussi profiter de sa popularité.

Babacar Ndiaye, analyste politique.

« Un projet est plus important qu’un homme »

Bassirou Diomaye Faye, candidat de substitution, peut-il toutefois bénéficier du même élan populaire qu’Ousmane Sonko ? « Je pense que tous les Sénégalais savent aujourd’hui qui est Diomaye, que c’est le plus proche collaborateur de Sonko. Leur histoire s’écrit en duo : ils ont travaillé ensemble, ils étaient ensemble pendant la création du parti puis en prison, décrit Babacar Ndiaye. C’est vrai que le leader charismatique reste Sonko et c’est son nom qu’on entend dans les caravanes. Mais Diomaye va aussi profiter de sa popularité ; ils vont faire campagne ensemble. Ils répètent qu’un projet est plus important qu’un homme, alors qu’on était habitué ici à la figure du leader immuable. »

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Le duo est tellement convaincu de cette popularité qu’ils ont prédit leur victoire au premier tour, tout comme Amadou Ba qui a dit viser le même résultat de son côté en février. « C’est la même surenchère politique qu’on a à chaque élection, balaye Babacar Ndiaye. C’est vrai qu’il y a une dynamique du côté de l’opposition, mais tout dépendra de la mobilisation, qu’on sentira dès le matin le jour du scrutin. Il faudrait mobiliser un électorat très dense. En général, il y a quand même un second tour. »

Duel à trois

« Tout peut arriver. Il peut même arriver qu’un autre opposant arrive devant et qu’il y ait un second tour entre le parti au pouvoir et lui », avance de son côté Pascal Oudiane. Il prévoit des jeux d’alliances et de coalitions après le premier tour. 

Le sociologue regrette que certaines candidatures – par exemple celle de l’opposant Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade et membre du PDS – aient été écartés. « On a circonscrit les choix des électeurs et on est revenu à la même dualité qu’on a eu en 2021 : le parti au pouvoir ou le camp du Pastef. »

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Pourtant, d’autres candidats parmi les 19 retenus sont des figures importantes de la vie politique sénégalaise. Par exemple, l’ancien Premier ministre Idrissa Seck était arrivé deuxième à l’élection de 2019 : il était alors un leader de l’opposition, avant de rejoindre la coalition présidentielle. L’ancien maire de Dakar Khalifa Sall se veut quant à lui candidat de la réconciliation et de la synthèse. Mais la campagne se polarise de plus en plus entre trois hommes, les deux du Pastef et le représentant du pouvoir. 

Dans ce duel à trois, un camp représente la continuité et l’autre la rupture. Amadou Ba, Premier ministre jusqu’en mars intronisé candidat de la coalition présidentielle, prévoit de poursuivre les projets du président Macky Sall, notamment via le Plan Sénégal Émergent (PME) qui vise à développer davantage le pays à l’horizon 2025. Bien que le parti présidentiel lui ait renouvelé sa confiance mercredi 13 mars, son camp se mobilise peu pour appuyer sa campagne. Certains ministres soutiennent même d’autres candidats. 

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De leur côté, le duo Ousmane Sonko-Bassirou Diomaye Faye représentent l’opposition au régime, particulièrement populaire auprès des jeunes. « Sonko a fait un travail extraordinaire pour s’adresser à la jeunesse. Il leur parle en wolof, il a réussi à les intéresser à la politique, à leurs droits. Ce sont des jeunes qui vont voter aveuglément pour la coalition Diomaye. Peu importe les propositions, ils seront là », commente Pascal Oudiane. 

Il s’inquiète toutefois du côté combatif de la candidature de Bassirou Diomaye Faye. « Beaucoup disent que ce camp n’est pas prêt à diriger et qu’il faut qu’il pacifie son discours. Il ne peut pas toujours rester aussi va-t-en-guerre pour un présidentiable. »

L’espoir d’une élection apaisée

C’est pourquoi le chercheur craint des tensions, notamment en cas de victoire d’Amadou Ba, « prolongement de Macky Sall, que l’opposition va continuer à attaquer ». Les deux observateurs redoutent en particulier des frictions si le jour du scrutin est entaché de soupçons de fraudes. Lors des législatives en 2022, l’opposition avait accusé le pouvoir d’irrégularités.

« Je ne pense pas qu’il y aura de contestations si une victoire est claire. Les Sénégalais appellent de leurs vœux une élection calme et transparente. Ensuite, il faudra respecter celui qui aura été choisi, le laisser dérouler son programme, pour que la vie économique et politique du pays redémarre. On a l’impression qu’il était un peu à l’arrêt depuis le début de la crise », analyse Babacar Ndiaye. 

 Tous les acteurs politiques sont d’accord pour considérer que les pouvoirs du président sont colossaux. 

Pascal Oudiane, sociologue.

« Revoir le fonctionnement des institutions »

Une fois l’élection terminée, quels seront les enjeux principaux des cinq prochaines années au Sénégal ? Les deux chercheurs s’accordent pour dire que le prochain président devra considérer une réforme institutionnelle. « La crise politique et les manifestations violentes que l’on vit depuis trois ans ont montré qu’il fallait revoir le fonctionnement des institutions. C’est le diagnostic de beaucoup de candidats », souligne Babacar Ndiaye. 

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La volonté de rupture avec le système actuel, du côté de l’opposition, est claire. Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye ont par exemple évoqué dans leur programme l’instauration d’un poste de vice-président. Pascal Oudiane ajoute : « Même s’il s’agit d’Amadou Ba qui est élu, je pense que c’est dans son intérêt de revoir ces questions-là », au vu des exigences de la population.

« Tous les acteurs politiques sont d’accord pour considérer que les pouvoirs du président sont colossaux. Il faut vraiment décentraliser ça, et aussi faire en sorte que la justice soit indépendante, puisque pour l’instant, le président s’implique dans ses affaires », poursuit le chercheur.

Babacar Ndiaye ajoute la problématique de l’Assemblée nationale. Celle-ci a par exemple été critiquée pour avoir voté le 5 février le report de l’élection présidentielle pour décembre voulu par Macky Sall, sans débat et après évacuation des députés de l’opposition.  « L’Assemblée ne peut pas juste être une chambre d’enregistrement des désidératas du pouvoir. Il faut qu’elle joue un rôle majeur dans la démocratie, c’est-à-dire créer des débats et d’assurer l’intérêt des Sénégalais », souligne l’analyste. 

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Priorité à l’économie

Même si la crise politique et institutionnelle a beaucoup occupé l’actualité sénégalaise depuis l’arrestation d’Ousmane Sonko en 2021, l’enjeu prioritaire du prochain mandat a trait à l’économie, au chômage et à la jeunesse. Selon les statistiques nationales, le chômage, en légère baisse, frôlait encore les 20% fin 2023. Le phénomène touche en particulier les jeunes, dans un pays où la moitié de la population a moins de 19 ans. 

« Nous avons beaucoup de jeunes qui ont pris des pirogues pour essayer d’aller en Europe. Personne ne sait combien sont partis, personne ne sait combien sont morts. On a aussi observé l’émergence d’une filière au Nicaragua pour tenter de rentrer aux États-Unis », rappelle Babacar Ndiaye. Macky Sall a demandé en novembre 2023 des mesures d’urgence pour endiguer cette émigration clandestine. 

Pour y remédier, le prochain président devra trouver du travail aux jeunes, juguler l’inflation et augmenter le pouvoir d’achat. Amadou Ba a promis de créer un million d’emplois dans son programme.  

Pour le camp de l’ex-Pastef, l’amélioration de la situation ou le développement du pays passeront par la souveraineté économique et monétaire. Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye veulent mettre en place une monnaie nationale ou régionale pour remplacer le franc CFA, utilisé dans l’Afrique de l’Ouest et hérité de la colonisation. 

Le prochain président sera le premier à tirer parti des retombées liées au gaz et au pétrole. Que fera-t-il de cette manne financière ?

 Babacar Ndiaye, analyste politique.

« L’option qui me semble la plus convaincante dans ce cadre, c’est changer de monnaie au sein de la Cédéao(...). On ne peut pas décréter d’un coup la sortie de la zone CFA. Il faut mettre en place sa propre banque et sa monnaie nationale, c’est un long processus », commente Babacar Ndiaye.

Le souverainisme est en tout cas un thème de campagne porteur auprès de la jeunesse - sénégalaise en particulier et ouest-africaine en général - qui n’est pas autant mis en avant par les adversaires de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko. Ce dernier a d’ailleurs accusé Amadou Ba d’être le « candidat des pays étrangers » face à l’approche panafricaniste qu’il incarne.

La question du patriotisme économique 

En écho à ces thèmes, la prochaine présidence pourrait être placée sous le signe du protectionnisme si c’est l’opposition qui l’emporte, ou du moins du patriotisme économique. Pour cela, le camp du pouvoir continue à miser sur des enjeux comme l’autosuffisance alimentaire, notamment en ciblant l’ingrédient de base qu’est le riz. La modernisation agricole est l’un des piliers du Plan Sénégal Émergent du président Macky Sall et fait partie de ses promesses depuis sa première élection en 2012. Pourtant, le Sénégal continue à importer 60% de son riz.

Les candidats soulèvent aussi ces enjeux de création et de modernisation dans le domaine de l’industrie. Les investissements étrangers et les bénéfices qu’ils génèrent sont au cœur du débat dans la région. « Même Macky Sall (favorable au développement de partenariats avec l’extérieur, NDLR) a commencé à en parler. Les recettes qui sont produites ici doivent le rester et il faut que le pays retire davantage des IDE (investissements directs étrangers, NDLR) : le transfert de technologies, l’employabilité des gens, la formation, le niveau des salaires, … », cite Pascal Oudiane. 

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Dans ce contexte d’industrialisation, le Sénégal s’apprête à devenir producteur de pétrole et de gaz, après la découverte de gisements il y a une dizaine d’années. Ses projets d’exploitation ont pris du retard mais ils devraient influer sur l’économie du pays pendant le prochain quinquennat. « Le prochain président sera le premier à tirer parti des retombées liées au gaz et au pétrole. Que fera-t-il de cette manne financière ? Il devra gérer leur exploitation et la stratégie pour que les populations bénéficient de ces ressources naturelles », souligne Babacar Ndiaye. 

Quel que soit le candidat gagnant et ses propositions sur tous ces points, Babacar Ndiaye et Pascal Oudiane le rappellent : pour les mettre en place, afin de voir des changements structurels au Sénégal, cela prendra du temps et sans doute plus que celui d’un mandat présidentiel.