Anniversaire de la fuite de Ben Ali : que reste-t-il de la révolution tunisienne ?

Il y a 14 ans, les Tunisiens se soulevaient pour demander, puis obtenir, le départ du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali. Entre recul autoritaire et crise économique, où en est la Tunisie aujourd'hui ? Les déceptions successives ont-elles eu raison de l'espoir de celles et ceux qui ont vécu la révolution ? 

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Des manifestants commémorent le treizieme anniversaire de la révolution tunisienne à Tunis, dimanche 14 janvier 2024. AP/ Hassene Dridi.

Des manifestants commémorent le treizieme anniversaire de la révolution tunisienne à Tunis, dimanche 14 janvier 2024. AP/ Hassene Dridi.

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Le 14 janvier 2011, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali prenait la fuite, après plus de vingt ans passés à la tête de l’État. Depuis la « révolution de jasmin » qui l’a chassé, la Tunisie a connu trois présidents, une transition démocratique aux multiples rebondissements et à l’issue décevante, ainsi qu’une crise économique dont elle peine à s’extirper. Quatorze ans plus tard, que reste-t-il de ce soulèvement populaire, qui a lancé la vague des « printemps arabes » dans plusieurs pays de la région ? 

Processus démocratique au point mort

« Le plus important souvenir dans la tête des Tunisiens, c’est celui d’une incroyable euphorie, d’un vrai sentiment de libération et de soulagement, d’un horizon qui s’est enfin ouvert », répond d’abord Hichem Abdessamad, historien et co-auteur du livre « Une révolution est passée par là ». Il rappelle vite que ce souvenir est mêlé à « beaucoup d’amertume », puisqu’il n’est plus qu’un souvenir.

Le rapport de force se joue aujourd’hui entre un pouvoir qui a les coudées franches et une opposition qui existe, mais qu’on entend de moins en moins à mesure qu’elle est bâillonnée.
Hichem Abdessamad, historien.

Le processus démocratique entamé par l’insurrection est aujourd’hui largement au point mort. Le président élu en 2019, Kaïs Saïed, a progressivement installé une nouvelle autocratie à la tête de l’État. Sa réélection l’année dernière, alors que plusieurs de ses opposants étaient emprisonnés ou interdits de participer au scrutin, a été marquée par le plus fort taux d’abstention à une élection présidentielle depuis 2011. La Constitution, élaborée par une Assemblée constituante élue après la révolution et adoptée en 2014, a été révisée par Kaïs Saïed et adoptée lors d’un référendum, lui aussi boycottée par l’opposition.

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Tous ces reculs font que « les Tunisiens et Tunisiennes ont dépassé depuis longtemps déjà l’épisode de la révolution », juge Henda Chennaoui, journaliste et militante. « Sauf une minorité encore impliquée dans des mouvements sociaux, des associations ou des partis politiques. C’est le résultat de plusieurs années où l’État a essayé d’effacer les traces de la révolution, et a rétabli la logique de l’ancien régime et ses rapports de domination. Et ça a réussi, parce que les médias ne sont pas libres, l’éducation n’a pas été réformée et les droits économiques et sociaux sont toujours confisqués », poursuit-elle. 

40% de chômage chez les jeunes

Côté économique, les mots d’ordre de la révolution, réclamant du pain et du travail pour le peuple, n’ont en effet pas été plus concluants. Le taux de chômage reste à deux chiffres. Celui des jeunes de 15 à 24 ans dépasse même les 40%, au troisième trimestre 2024. « La question sociale, qui a aussi fait la révolution, a été petit à petit oubliée. La transition démocratique s’est focalisée sur la construction institutionnelle, tout en oubliant la vie quotidienne des gens et le changement social », pointe Hichem Abdessamad.

Parfois qualifiée de « miracle économique » par des observateurs internationaux, la Tunisie de Ben Ali bénéficiait d’une plus grande stabilité, dont certains Tunisiens sont aujourd’hui nostalgiques à l’heure de l’inflation. Henda Chennaoui rappelle toutefois que les problèmes sociaux précédaient bien la chute du régime, et ne sont pas apparus au cours de ce nouveau cycle. « La révolution est un des résultats de l’échec économique du régime de Ben Ali, souligne-t-elle. Les demandes des manifestants étaient aussi économiques et sociales. » 

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La révolution est en effet partie des régions les plus paupérisées de Tunisie, par l’immolation d’un jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid (centre du pays). « Malheureusement, ceux qui ont pris le pouvoir après n’ont pas réussi à mener des réformes structurelles pour redresser l’économie et rétablir une véritable souveraineté. » Hichem Abdessamad juge également que les gouvernements qui se sont succédés ont manqué d’une vision durable, ne faisant que recycler des « vieilles recettes héritées du passés » et quelques nouvelles mesures pour « acheter la paix civile », se révélant insuffisantes. 

Kaïs Saïed a expliqué l'affaiblissement de l'État par la trahison de toute la classe politique. Une partie des Tunisiens était convaincue que ce diagnostic était correct et qu’il fallait s’en débarrasser.
Henda Chennaoui, journaliste et militante.

Un désintérêt politique ? 

À l’issue de toutes ces déceptions, Hichem Abdessamad estime que beaucoup de Tunisiens tournent désormais le dos à la politique. « Après une révolution qui a suscité l’espoir y compris parmi les plus pauvres et les plus invisibles, les Tunisiens ont assisté à un spectacle dévoyé de la politique au cours du long processus de mise en place de nouvelles institutions. Des combines en coulisse, des arrangements entre la classe dirigeante — malgré des élections libres — qui n’étaient ni en faveur du peuple ou du changement social. Et le ressentiment populaire est une disponibilité à la démagogie et au discours populiste. » 

Kaïs Saïed a bénéficié de ce rejet pour se hisser à la présidence, actant l’échec des dirigeants précédents. Inconnu en politique, universitaire en droit constitutionnel à l’image de rigueur, voire de rectitude morale, il a fait figure d’outsider exemplaire alors que les Tunisiens étaient las de la corruption et des politiciens, en particulier des islamistes d’Ennahdha qui dominaient le Parlement. 

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« La trahison de toute la classe politique »

En donnant l’impression d’être « l’antithèse » du reste de ces politiques, Kaïs Saïed a ainsi convaincu. « Il a fait irruption au moment où il y avait un reflux de soutien populaire pour les autres partis, et notamment pour l’islam politique. Ce camp avait incarné à un moment de la transition un certain espoir et la déception qu’il a produit dans le pays a été immense. Kaïs Saïed, dont le conservatisme est réel, converge avec certaines de ces idées, mais ce n’est pas la même force », décrit Hichem Abdessamad. Le président a aussi pu incarner une nouvelle autorité rassurante, accompagnée d’un discours social — qui peine à se matérialiser aujourd’hui. 

« L’État ne fonctionnait pas convenablement. Pas seulement à cause de la nouvelle démocratie, mais aussi d’autres facteurs comme l’endettement de la Tunisie, causant des politiques d’austérité imposées par les institutions internationales. Kaïs Saïed a expliqué cet affaiblissement par la trahison de toute la classe politique. Une partie des Tunisiens était convaincue que ce diagnostic était correct et qu’il fallait s’en débarrasser. La façon dont il a exécuté ce souhait était brutal », analyse Henda Chennaoui, faisant ainsi référence à la succession d’emprisonnements de ces dernières années.

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Face à ce tournant autoritaire, l’opposition peine à mobiliser. Par soutien à Kaïs Saïed, par manque de conviction dans les alternatives, par peur de la répression, par désintérêt, ou par engluement dans la crise économique, la majorité des Tunisiens s’en détourne. 

« Le rapport de force se joue aujourd’hui entre un pouvoir qui a les coudées franches et une opposition qui existe, mais qu’on entend de moins en moins à mesure qu’elle est bâillonnée, appuie Hichem Abdessamad. Il restera ainsi tant qu’on ne retrouve pas un espace public vivant, une société civile qui bouge avec la même énergie qu'on a connu au lendemain de la révolution, une scène oppositionnelle capable de drainer des gens. » Henda Chennaoui observe tout de même que les citoyens continuent à s’intéresser à la politique, par exemple sur des débats économiques, même si cet intérêt ne passe pas par des partis politiques inactifs ou des élections sans suspens. 

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« La révolution existe toujours »

Dans un contexte aussi désenchanté, comment garder de l’espoir pour l’avenir du pays, pourtant longtemps présenté en Occident comme le seul de la région à avoir réussi son insurrection et sa transition ? Dans le livre « Une révolution est passée par là », Hichem Abdessamad et l’association Nachaz présentent des initiatives locales, peu connues, qui continuent à faire vivre l’esprit révolutionnaire. 

Il cite ainsi l’exemple de Jemna, ville du Sud du pays où des habitants se sont réunis pour organiser ensemble l’autogestion d’une palmeraie et la distribution de ses bénéfices, persistant à travers la succession de gouvernements. « Ils font de la politique au jour le jour, loin des grands slogans de la capitale. Ces expériences-là sont la preuve que la révolution existe toujours. C’est sur ce type de pratiques participatives qu’il faudra aussi articuler la reconstruction institutionnelle démocratique », commente le chercheur. 

Henda Chennaoui observe aussi des expériences différentes depuis la révolution, par exemple dans le champ féministe dans lequel elle milite. « Les espaces féministes après la révolution ont connu un pluralisme. Il n’y a plus un seul féminisme institutionnel, libéral, mais aussi des expériences plus radicales, décoloniales ou intersectionnelles. » 

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Même si elle est attentive au « désespoir » exprimé par les milliers de Tunisiens tentant de quitter le pays, parfois au péril de leur vie, la journaliste s’oblige à l’optimisme et maintient que la révolution a changé sa vie. 

« Malgré l’amertume, je continue à croire que la révolution était un moment d’espoir pour tous les Tunisiens et les Tunisiennes, un moment où on a retrouvé notre dignité, notre pouvoir. Et on s’accroche encore à cet espoir, affirme-t-elle. Des espaces de liberté ont été arrachés, dans lesquels il y a encore des mobilisations, même si elles sont peu visibles aujourd’hui. Il reste une tradition de se réaliser collectivement, et ça, c’est un acquis de la révolution. On garde aussi la certitude profonde qu'un régime ne pourra jamais perdurer s'il est injuste envers les Tunisiens et les Tunisiennes. »