Au Burkina Faso comme au Mali, une junte largement soutenue par l'opinion publique

Entretien. "Ce qui est important pour les populations, c'est d'être en sécurité et d'être en vie". Cinq jours après le coup d'Etat au Burkina Faso et alors que la Cédéao commence à envisager d'éventuelles sanctions, le politologue Gilles Yabi, fondateur du groupe de réflexion Wathi analyse le soutien dont bénéficie la junte burkinabé au sein de la population.
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Burkina Faso manif de soutien au MPSR 26 janvier 2022
A Ouagadougou, le 26 janvier 2022, manifestation de soutien au Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) qui a pris le pouvoir au Burkina Faso.
© AP Photo/Sophie Garcia
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TV5MONDE : Tout comme au Mali, la junte qui vient de prendre le pouvoir au Burkina Faso semble elle aussi très soutenue par l'opinion. Est-ce que ça vous surprend ? 

Gilles Yabi , groupe de réflexion Wathi : Non, ça ne me surprend pas. D'autant plus qu'à nouveau, ce coup d'État était quasiment attendu. Et donc, si les militaires sont passés à l'action, c'est précisément parce qu'ils savaient que cela serait accepté, voire soutenu par une partie significative de la population. Il n'y a donc rien de bien surprenant à ce que ce coup d'État soit à nouveau soutenu par une partie de la population.

TV5MONDE : Dans le cas du Burkina Faso comme du Mali, nous étions dans le cadre d'une vie démocratique "normale", dans le sens où il n'y avait pas de velléités de tripatouillage électoral comme on a pu le voir en Guinée. Pourquoi est ce que finalement, il n'aurait pas fallu simplement attendre les élections pour mettre à la porte le président jugé incompétent ? 

Gilles Yabi : Personnellement, je m'étonne un peu que le principal commentaire après ces coups d'État, qu'il s'agisse du Mali ou du Burkina Faso, concerne la vie démocratique. Comme si ce qui était important pour les populations, c'était d'abord d'avoir une vie démocratique normale avec des élections et un calendrier électoral qui serait respecté. 

Ce qui est important pour les populations, c'est aussi d'être en sécurité et d'être en vie. Dans un pays où on est passé en deux ans à presque un million et demi de déplacés internes, il y a un quotidien extrêmement difficile pour une grande partie de la population. Il y a des régions où il n'y a plus du tout d'Etat, de services publics et qui sont sous contrôle des groupes armés. Dans ce contexte, l'enjeu, ce n'est pas simplement la sauvegarde de la démocratie. L'enjeu, c'est la survie du pays, d'une certaine manière, et pour beaucoup c'est exactement ce qui était reproché au président Kaboré : son incapacité à répondre à ce défi-là.

TV5MONDE : Mais une fois encore, on ne pouvait pas, par exemple, attendre comme cela se passerait par exemple en France simplement la fin du mandat pour dire "tu n'as pas été à la hauteur, je ne vote pas pour toi, va t'en". 

Gilles Yabi : C'est bien de prendre l'exemple type de la France. En France, imaginez que les deux tiers du territoire soient occupés par un groupe armé ou des groupes rebelles. Est-ce que la priorité serait d'organiser, de respecter la vie démocratique ? Est-ce que les populations attendraient tranquillement que le président arrive au terme de son mandat pour qu'on puisse le remercier, sachant qu'en attendant, peut-être qu'à ce moment-là, il n'y aurait plus du tout d'Etat? Ou bien que l'Etat aurait basculé du côté des groupes armés irréguliers. 

On ne peut pas se mettre dans une situation normale alors qu'on parle de pays qui ne sont pas du tout dans des situations normales.

Gilles Yabi, directeur du groupe de réflexion Wathi

C'est cela la vraie question, je pense. On ne peut pas se mettre dans une situation normale alors qu'on parle de pays qui ne sont pas du tout dans des situations normales. On a une situation de crise sécuritaire grave et le sentiment pour beaucoup qu'il y a une perte de contrôle total. Dans le contexte d'une perte d'un tiers du territoire, même la question pratique, de l'organisation des élections se poserait ! 
La légitimité de ces élections se poserait également ! 

TV5MONDE : Mais dès lors que les institutions sont suspendues, comme c'est le cas au Mali, comme c'est le cas au Burkina Faso, quelles garanties peut-on avoir que ces juntes n'ont pris le pouvoir que pour finalement rétablir la sécurité ? Quelles garanties, qu'ensuite, on va pouvoir retomber dans un mécanisme démocratique normal , 

Gilles Yabi : Quelles garanties? La réponse courte, c'est qu'il n'y en a pas. Il n'y a pas de garantie lorsqu'on a des gens qui prennent le pouvoir, qu'ils soient militaires ou pas qu'ils le lâcheront rapidement. Il n'y a pas de garantie qu'ils l'ont pris d'abord et principalement pour répondre effectivement aux défis sécuritaires et finalement, pour placer le pays dans une trajectoire positive. On ne peut pas savoir à priori quels sont les véritables motivations d'un coup d'État. Il faudrait être dans la tête de ceux qui le commettent.

Par contre, à nouveau, il y a un contexte politique, sécuritaire et social qui a permis à ce coup d'État d'arriver. Et la question, je pense aujourd'hui, c'est de faire en sorte, justement, qu'il y ait une possibilité de retour à une vie normale. Mais cela implique aussi de répondre aux défis sécuritaires et pas simplement au défi du rétablissement des institutions.

TV5MONDE : A-t-on déjà connu, par le passé, dans l'histoire de l'Afrique post-coloniale, des vagues de coups d'Etat recevant ainsi le soutien des opinions publiques ? 

Gilles Yabi : Je pense que non seulement les contextes nationaux, mais aussi le contexte continental et mondial ont beaucoup changé par rapport aux coups d'État du passé. Un pays comme le Burkina Faso, justement, a connu beaucoup de coups d'État en réalité. Il n'y avait peut être pas une acceptation de la société, mais par contre, les syndicats ont souvent joué un rôle important dans le renversement du pouvoir qui était perçu comme incapable. 
Et donc, on a déjà eu des coups d'État soutenus par les forces sociales organisées comme les syndicats, même si à l'époque, on ne pouvait pas nécessairement parler d'une société civile de manière plus large.

Capture d'écran RTB Burkina Damiba
Paul-Henri Sandaogo Damiba, président du MPSR, lors d'une adresse à la nation le jeudi 27 janvier 2022.
© Capture d'écran RTB

TV5MONDE : Au Burkina Faso, quels gardes-fous existe-t-il pour surveiller finalement que la junte mette en place une transition ?

Gilles Yabi : Je pense que c'est une question intéressante parce qu'au Burkina Faso, beaucoup plus qu'au Mali, par exemple, ou même en Guinée, il y a eu des événements relativement récents, en 2014, avec un soulèvement populaire et une jonction entre ces organisations de la société civile, mouvements citoyens, acteurs politiques dont d'ailleurs Roch Marc Christian Kaboré. Cette jonction a permis le départ de Blaise Compaoré et je crois qu'il y a une tradition de militantisme assez forte.
Il y a bien sûr aussi le sankarisme qui est toujours présent comme idéologie au Burkina. On l'entend d'ailleurs déjà dans les premières réactions.

Je crois donc qu'au Burkina, les militaires qui ont pris le pouvoir seront surveillés et je pense qu'il sera difficile pour eux de prendre la totalité du pouvoir et d'exclure des acteurs civils des termes de la transition. Je crois d'ailleurs qu'on voit quelques indications dans ce sens puisque il y a eu par exemple un communiqué indiquant que Gilbert Diendéré n'a pas été libéré. Il est dit aussi que le procès Sankara reprendra. Selon moi, c'est une manière pour ceux qui ont pris le pouvoir de donner le signal qu'ils ne sont pas dans une logique de restauration de l'ère Compaoré. 

Tout le monde voit le piège se refermer sur la Cédéao, car le signal qu'elle voulait donner au Mali par le jeu des sanctions n'a pas découragé d'autres coups d'Etat.

Gilles Yabi, groupe de réflexion Wathi

TV5MONDE : En filigrane, dans votre réponse, il y a une référence aux injonctions de la Cédéao et à ses sanctions à l'encontre du Mali. La Communauté ouest-africaine qui arrive en quelque sorte avec de grands principes mais ne propose pas de réponse sécuritaire. 

Gilles Yabi : Oui, en tout cas, elle prend des décisions comme si nous avions affaire à des pays en situation normale. C'est à dire que si la Cédéao avait montré au cours des dernières années une capacité à aider les pays concernés à recouvrer une partie de leur territoire, à diminuer l'insécurité, alors elle serait en position d'être plus exigeante par rapport, par exemple, à un pouvoir de transition.

Mais comme ce n'est pas le cas, elle ne peut pas simplement se limiter à l'exigence d'un retour le plus rapide possible à un ordre constitutionnel sans se poser la question. En outre, par le passé, on a connu des transitions avec beaucoup de pression pour aller le plus vite possible à des élections et quelques années après arrivait un nouveau coup d'Etat. 

Donc je crois que il y a une vraie question, celle d'être capable d'avoir une vision au delà du court terme, d'avoir une vision du moyen terme et de réfléchir aux conditions qui peuvent permettre à une élection de produire de la stabilité. 

TV5MONDE : Est-ce que la Cédéao, va pouvoir continuer à se comporter au Burkina de la même manière que ce qu'elle a fait au Mali ? 

Gilles Yabi :  Je pense que la Cédéao est enfermée dans un piège parce qu'on voit mal comment elle ne prendrait pas des décisions proches des premières sanctions qui ont été prises concernant le Mali et la Guinée. Je ne parle pas des sanctions fortes prises dernièrement contre le Mali mais du premier train de mesures. Ce sont des sanctions prévues par le protocole de la Cédéao en cas de coup d'Etat, mais tout le monde voit le piège se refermer sur la Cédéao, car le signal qu'elle voulait donner au Mali  par le jeu des sanctions n'a pas découragé d'autres coups d'Etat !