Pour relever le défi de l'alphabétisation dans un pays avec plus de deux cent quatre-vingts langues maternelles, le Cameroun parie sur un modèle d'éducation multilingue. Plusieurs langues maternelles sont désormais inscrites au programme scolaire au même titre que l'anglais et le français, langues officielles. À cet égard, ce pays d’Afrique centrale est cité en exemple par l'Unesco.
Des élèves du CE2 apprennent à lire l'alphabet en Éwondo, une langue maternelle parlée au Cameroun
"i, keu, leu, meu, neu, seu, teu, ou..." Une cinquantaine d'élèves récitent en chœur l'alphabet Éwondo. Ils ont entre sept et huit ans et sont en classe du Cours Élémentaire deuxième année (CE2) à l’école primaire publique de Mfandena à Yaoundé. Depuis trois ans, ils suivent une formation en cette langue parlée dans la Région du Centre au Cameroun.
Au moins 80 % de ces enfants ne sont pas originaires de la région du Centre. Ils viennent de diverses localités qui ont chacune leurs propres langues maternelles. Ainsi, les enfants parlent et comprennent des langues différentes de celle qui leur est enseignée. En effet, le Cameroun est le 9ème pays le plus polyglotte au monde et le deuxième en Afrique après le Nigeria. Cette diversité linguistique est l'une des raisons pour lesquelles le Cameroun est appelé Afrique en miniature.
Enseigner les langues maternelles aux côtés du français et de l'anglais a donné une oreille plus fine à mes élèves.
Cécile Mvondo, institutrice
À l'école primaire publique de Mfandena, l'enseignant est contraint de développer des méthodes qui tiennent compte de cette spécificité. "Pour préserver la culture de chaque apprenant tout en l'ouvrant à l'univers qui l'entoure, nous mettons l'accent sur l'aspect ludique. Car ils assimilent mieux en s'amusant. Nous inventons des jeux et des chants. Nous leur racontons également des contes et légendes rattachés à l'Éwondo. C'est le seul moyen de composer avec cette diversité qui les caractérise," précise l'institutrice Cécile Mvondo.
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Les alphabets Ewondo, Français et anglais enseignés à l'école primaire de Mfandena, Yaoundé
Au Cameroun, le français et l'anglais sont les langues de scolarisation. Depuis 2008, le gouvernement expérimente la possibilité d'associer à ces deux langues officielles héritées de la colonisation, une palette de langues maternelles. Introduire les langues maternelles dans le système éducatif a pour objectif de valoriser la richesse culturelle et linguistique du Cameroun pour en faire un atout de réussite scolaire. Un programme pilote dénommé "alphabétisation" a été initié par l'État avec le financement de l'Organisation Internationale de la Francophonie, OIF, à travers le concept "École et Langues Nationales en Afrique", ELAN.
Mon fils est plus tolérant que par le passé et il s'intéresse davantage aux différentes cultures de son pays. Ça le prépare à être un meilleur adulte.
Thérèse Atangana, parent d'élève de CM1
Ces seize dernières années, Cécile Mvondo a consacré une heure par jour à la lecture et au calcul en Éwondo, pour un volume d'enseignement de vingt-cinq heures par semaine. Et en vingt ans d'enseignement elle déclare que ce plurilinguisme a considérablement amélioré le niveau scolaire de ses élèves. "Enseigner les langues maternelles aux côtés du français et de l'anglais a donné une oreille plus fine à mes élèves. Nos langues maternelles sont plus orales qu'écrites, elles nécessitent un effort auditif important. Une fois qu'ils ont acquis cette compétence, ils sont meilleurs en d'autres matières.''
Même constat au sein des familles. Thérèse Atangana, est parent d'élève en Cours Moyen première année, CM1. Elle observe un changement positif chez son enfant, néanmoins elle déplore l'absence d'outils didactiques qui renforceraient l'enseignement des langues maternelles dans les écoles : "Mon fils est plus tolérant que par le passé et il s'intéresse davantage aux différentes cultures de son pays. Ça le prépare à être un meilleur adulte. C'est dommage que la littérature en nos langues maternelles soit quasi-inexistante alors que le français et l'anglais sont accessibles dans les bibliothèques et les librairies. L'outil numérique aussi manque dans les écoles, ils ne peuvent pas faire des recherches numériques dans le cadre de leur apprentissage."
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La cartographie de l'enseignement au Cameroun affiche plus de vingt-deux mille écoles primaires et près de quinze mille établissements secondaires. Quarante-trois d'entre-eux ont été choisis à travers les dix régions du Cameroun pour la phase pilote d'une réforme. L'objectif est d'enseigner cinq langues maternelles dans les écoles primaires et secondaires: l'Éwondo, le Bassa, le Douala, le Fufuldé et le Ghomala. L'unité d'enseignement s'intitule « langues et cultures nationales ».
Les écoles pilotes sont implantées dans cinq aires linguistico-culturelles. Ces aires rassemblent des langues culturellement et géographiquement proches:
Ces cinq langues servent de médium pour enseigner des notions à des enfants qui n’ont pas les bases du français ou de l’anglais mais qui s’expriment en leurs langues maternelles. Les cinq langues sont aussi utilisées comme vecteur de culture pour ceux qui n'ont pas les notions de leurs langues maternelles mais qui ont les bases du français et/ou de l'anglais.
Entre 2000 et 2024, le taux d’alphabétisation du Cameroun est passé de 45% à 65% en zone rurale et à 88% en zone urbaine. Selon le ministère camerounais de l'Éducation de Base, c’est la résultante de la réforme du système éducatif enclenchée en 2008 sur l’enseignement multilingue, dans ce pays qui compte plus de 280 langues maternelles.
L’éducation multilingue est une force pour le Cameroun. Ashery Kilo
La secrétaire d’État camerounaise auprès du ministre de l’Éducation de Base, Vivian Ashery Kilo déclare que « l’éducation multilingue est une force pour le Cameroun car elle revêt une importance cruciale. Elle promeut des sociétés inclusives et contribue à la préservation des langues, du patrimoine culturel matériel et immatériel et à la paix. »
Cependant, malgré les efforts des pouvoirs publics pour faire reculer l'analphabétisme, les langues maternelles restent encore le seul véritable moyen de communication dans plusieurs communautés en zones rurales. Les enfants issus de ces localités ont souvent du mal à assimiler les leçons, car elles sont dispensées en français ou en anglais. De l'avis des responsables de l'Éducation de Base au Cameroun, c'est l'un des principaux facteurs d’échec et de décrochage scolaires ainsi que de blocages psychologiques chez l'apprenant.
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À 6 ans, cette élève de Cours élementaire arrive à compter en langue maternelle
Selon l'Unesco, au moins sept cent cinquante-quatre millions de personnes sont analphabètes dans le monde. Le continent africain est le plus touché. Un enfant sur 5 en Afrique subsaharienne n’a pas accès à l’éducation et seulement 20% d'enfants scolarisés atteignent le niveau de lecture et de compréhension de base à la fin du cursus primaire. Ce qui est loin de l’objectif de développement durable des Nations unies lié à l’éducation de qualité, qui vise à garantir l'accès à tous et toutes à une éducation équitable, gratuite et de qualité.
L'Unesco engage les pays à mettre en œuvre des matériaux d’enseignement multilingue à partir de la langue maternelle pour relever les défis de l’alphabétisation. Au cours des travaux de la 58ème édition de la journée internationale de l’alphabétisation tenus à Yaoundé les 9 et 10 septembre 2024, la sous-directrice générale de l'Unesco pour l'Éducation, Stefania Giannini a cité le Cameroun en exemple. Le ministre de l'Éducation de Base, Laurent Serge Etoundi Ngoa, n'envisage pas de s'arrêter en si bon chemin. Il annonce dès la rentrée scolaire 2025 la mise en oeuvre proprement dite du programme "langues et cultures nationales" dans tous les établissements scolaires publics au Cameroun.
L’Unesco s’est engagée à octroyer au Cameroun 44 millions de dollars pour financer ledit programme, avec un accent sur la numérisation des plateformes d'apprentissage.
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