Fil d'Ariane
“C’est l’armée qui a fait ça, je les maudis ! ” La femme est désespérée. A ses côtés, une enfant de 4 mois, vêtue de rose, gît sur un lit, allongée sur le côté. Son crâne est ouvert. Plusieurs douilles sont posées près de sa tête. L’enfant s’appelait Martha. Interrogée par la journaliste anglophone Mimi Mefo, la femme affirme : “les militaires sont entrés de force dans la maison et ont tiré sur mon bébé qui dormait alors que j’étais dans la cuisine”.
Le drame est survenu le lundi 20 mai, jour de la fête nationale camerounaise, dans la ville de Muyuka dans la zone anglophone du Sud-Ouest, l’une des deux régions secouées depuis fin 2016 par des affrontements entre l’armée et des mouvements séparatistes anglophones.
La vidéo, largement relayée sur les réseaux sociaux, a suscité de très nombreuses réactions, tel ce tweet d’Akere Muna, célèbre avocat, un temps candidat à la présidentielle de 2018 au Cameroun.
Tirer sur un bébé de 4mois a-t-il un sens? Il y a quelques heures aujourd'hui, le 20 mai Muyuka a vécu ça. Voila qui nous sommes, un pays où certaines vies n’ont pas d’importance. Un bébé est condamné à la peine capitale pour une vie non encore vécue. Tout simplement BARBARE!
— Akere Muna (@AkereMuna) 20 mai 2019
Dès mardi, un porte-parole militaire a reconnu les faits, évoquant “une balle perdue”. Ce que semble démentir la vidéo.
Le gouvernement, pour sa part, a réagi ce mercredi. Dans un long communiqué, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement rejette en bloc toutes les accusations contre l’armée. René Emmanuel Sadi accuse “des individus issus des bandes armées criminelles” et explique que, selon “l’analyse minutieuse effectuée par des spécialistes”, la petite victime était la fille d’un “ancien rebelle sécessionniste repenti” qui “alerté de l’imminence d’une expédition punitive de ses anciens compagnons de guerre aurait fui avec son épouse et deux de ses enfants, sans avoir pu emmener avec eux leur fillette âgée de quatre mois”.
La blessure de la victime, sa position, les douilles, les propos de la femme sur la vidéo, etc… le ministre évoque “une mise en scène”.
Ce n’est pas la première fois que l’armée camerounaise est accusée d’exactions. En juillet 2018, une vidéo -déjà- montrait des soldats assassinant deux femmes et leurs deux enfants, dans le Nord du pays, cette fois. Les victimes étaient alors accusées de liens avec Boko Haram.
Les autorités avaient, dans un premier temps, parlé d’”horrible trucage” avant de reconnaître les faits et d’annoncer l’arrestation de sept militaires.
► (Re)voir : ces vidéos qui accusent l'armée camerounaise de massacre de civils
La lutte contre les mouvements séparatistes anglophones, prétexte pour des exactions ? En mars dernier, Human Rights Watch a publié un rapport intitulé “Nouvelles attaques contre des civils menées par les forces de sécurité et par les séparatistes”. Dans le document, l’ONG pointe tout particulièrement les agissements de l’armée, l’accusant d’avoir “tué plusieurs dizaines de civils, recouru à la force de manière indiscriminée et incendié des centaines d’habitations au cours des six derniers mois dans les régions anglophones”. Selon Human Rights Watch, qui demande aux autorités camerounaises d’enquêter sur ces accusations, “la violence s’est intensifiée depuis octobre 2018, les forces gouvernementales ayant mené des opérations de sécurité de grande ampleur et les séparatistes ayant lancé plusieurs attaques”. Début mai, l’auteure de ce rapport était interdite d’entrée sur le sol camerounais sans qu’aucune explication ne lui soit donnée.
Mi-mai, le Premier ministre camerounais s'est rendu dans les zones anglophones, dans le Nord-Ouest puis dans le Sud-Ouest. Dans les deux régions, Joseph Dion Ngute a proposé un dialogue inclusif pour une sortie de crise. Dialogue auquel le président Paul Biya aurait donné son feu vert. "Hormis la séparation et la sécession, toute autre chose peut être discutée", avait déclaré le Chef du gouvernement.
Dans un rapport publié début mai 2019, l’ONG International Crisis Group estimait à 1850 le nombre de morts liés à la crise anglophone depuis vingt mois, ainsi que plus d'un demi-million de déplacés et réfugiés.
► (Re)voir : Au Cameroun, carnet de guerre en "Ambazonie". Reportage dans le Sud-Ouest anglophone.