Fil d'Ariane
La recrudescence de l'activité djihadiste - un nouvel attentat-suicide contre le QG de la force G5-Sahel a fait trois morts ce 29 juin - n'est pas la seule menace qui pèse sur le Mali à un mois de l'élection présidentielle du 29 juillet 2018. Les incidents intercommunautaires meurtriers se multiplient dans le centre du pays, particulièrement entre éleveurs peuls et cultivateurs dogons. Les extrémistes soufflant des deux côtés sur les braises, le risque d'inflammation devient considérable.
Voici une semaine, Koumaga devenait le théâtre de l’horreur. Une petite localité entre mille autres dans ce centre du Mali où se côtoient une demi-douzaine de peuples. Dans la soirée du 24 juin 2018, le village est encerclé par une vingtaine d’hommes. Ils portent le costume traditionnel de la confrérie des chasseurs.
Ils en prennent le contrôle. Séparent la communauté peule. Froidement, ils en massacrent alors, selon des témoignages concordants, 32 civils. Parmi les victimes, précise un élu joint par l’AFP, plusieurs enfants. Peu inquiétés, les tueurs reviendront le lendemain : quatre autres victimes.
L’ « incident », comme les autorités nomment cette scène barbare, n’est pas isolé. Le même jour, dix peuls étaient enlevés dans une localité voisine, Dorobougou.
Les attaquants : des hommes armés également habillés en chasseurs traditionnels, selon Tabital Pulaaku, principale association peule au Mali.
Celle-ci dénonce régulièrement des exactions à l’encontre de sa communauté, au nom de la lutte contre les djihadistes, de la part de ces chasseurs armés, tolérés voire encouragés à ses yeux par les autorités ou l'armée.
Largement dépendant de la communauté internationale, le gouvernement malien, régulièrement, dément. Dix jours avant le massacre de Koumaga, pourtant, c'est un charnier qui était découvert dans la région de Mopti. Dans trois fosses communes, les corps de 25 personnes peules étaient mis au jour. Et Bamako, cette fois, a dû le reconnaître : du personnel de l'armée malienne serait impliqué dans leur meurtre. En mars, on avait dénombré une trentaine de morts dans des événements comparables.
C’est un fait nouveau, d’abord minimisé et désormais inquiétant : parallèlement aux attaques djihadistes également meurtrières, les violences se multiplient depuis trois ans dans le centre du Mali entre peuls, traditionnellement éleveurs, et les ethnies bambara et dogon, pratiquant majoritairement l'agriculture. Fin mars, l'ONU s'est dite « préoccupée par l'ampleur des violences inter-communautaires » dans le centre, évoquant alors un bilan d' « au moins une cinquantaine de morts ».
Glaçantes, les tueries, ne sont pas cette fois le fruit d’un guérilla endémique et lointaine entre des forces répertoriées. Les victimes sont civiles et, pour l’essentiel, leurs meurtriers aussi. Elles ne se déroulent pas dans un recoin du Sahara ni dans un arrière-pays perdu mais dans ce cœur naguère paisible du Mali ou grandit le célèbre « Enfant peul » emblème de tolérance, Amadou Hampâte Bâ.
A l’Est, quelques reliefs modestes bordés par la falaise de Bandiagara : la région du réputé pacifique et raffiné peuple dogon. Plus à l’ouest, le fleuve Niger, majestueux et bienveillant.
Niché sur son affluent, Djenné, cité prestigieuse dont la mosquée figure au patrimoine mondial de l’humanité, chef d'oeuvre de l'architecture soudanienne.
Un peu plus au nord : Mopti, la « Venise du Mali » des guides touristiques lorsque les visiteurs s'y pressaient, il y a encore sept ans.
Juste à côté, Sévaré, sa jumelle désormais martiale signale un présent moins souriant. Son aéroport pour gros porteurs en a fait une base militaire stratégique internationale. De multiples uniformes s'y côtoient.
La force française Serval y tira en 2013 ses premières roquettes contre les djihadistes qui auraient bien voulu s’en emparer. La MINUSMA (mission onusienne supposée la remplacer) puis l’État-major du G5-Sahel (organisation internationale de cinq alliés régionaux) s’y sont installés. C’est aujourd’hui le dernier endroit encore sûr de la région Centre.
A quelques heures de route de la capitale, traversée à la fois par le fleuve - navigable - et par la principale voie goudronnée du pays, cette région fut naguère la plus florissante du Mali. L'agriculture y dominait.
La sécheresse historique et dévastatrice pour tout le Sahel des années 70 l’a durement dévastée. Faible et démuni, l’État malien n’en a jamais restauré la prospérité. La part de la végétation s’y est effondrée ; sa société aussi.
La zone la plus riche du Mali en est devenue la plus pauvre. Des choix agronomique de rentabilité en ont, parallèlement, brisé les équilibres traditionnels. La subtile cohabitation des éleveurs et des agriculteurs s’en est trouvée ruinée.
Dans une grande part de l’Afrique, le voisinage de ces deux activités demeure une source classique de conflits sur une terre à la fertilité parcimonieuse : partage des ressources en eau, problème du passage des troupeaux, de leurs prélèvements et de leurs nuisances… La tragédie du Darfour, plus à l’Est, en est l’une des multiples traductions.
La société traditionnelle africaine apportait aux querelles de multiples arbitrages par des autorités coutumières qui, dans la plupart des cas, parvenaient à les régler. La « modernisation » du pays, les exodes, la prééminence grandissante de pouvoirs technocratiques multiples ont eu raison de ces acteurs, désormais absents ou ignorés.
Les événements de 2012 – partition du Mali sous l’avancée des « djihadistes », débandade des autorités centrales et disparition de l’État – ont apporté durant près d’un an un nouveau désordre, une quasi anarchie et des tensions supplémentaires dans un contexte déjà très dégradé. La « libération » du territoire sur intervention française en 2013, fêtée à Bamako et dans l’ensemble, par la population des villes, n’en a pourtant pas été une bonne nouvelle pour tout le monde.
Voir nos reportages de 2013 dans la région de Mopti : Spéciale Mali : de Bamako à Tombouctou, l'enlisement ou la paix ?
Peu glorieuse dans son combat contre les rebelles du Nord, l’armée malienne signale son retour par de multiples exactions. Les peuls, en particulier, par leur proximité ethnique, économique et culturelle (origine saharienne, pasteurs...) présumée avec les touaregs, eux-même assimilés aux islamistes, en sont les victimes désignées.
Au départ assez fantasmatique, l’accusation de leur sympathie pour les « djihadistes » devient, dans une certaine mesure, auto-réalisatrice.
Face à un pouvoir central hostile et des autorités plus dangereuses que sécurisantes, nombre d’entre eux en viennent à préférer celle des islamistes qui ont su, malgré leur effacement militaire d’ailleurs relatif, s’implanter auprès des populations du Centre. C’est un peul originaire de la région de Mopti, Amadou Koufa, proche du chef touareg rallié aux islamistes Iyad Ag Ghali, qui a fondé en 2015 le Front de libération du Macina, groupe armé salafiste.
Ainsi s’installent, alors que nulle armée nationale ou étrangère ne vient à bout des djihadistes ni ne parvient à rétablir l’État malien sur son territoire, les ingrédients d’une redoutable escalade.
Composant inquiétant : ce qui était jusqu’alors un conflit de voisinage classique et soluble (pasteurs- agriculteurs) tend à revêtir dans les imaginaires un caractère ethnique irréductible. Le maire dogon de la petite commune de Koporona a pris en avril un arrêté donnant deux jours aux peuls pour en déguerpir. «Toute personne qui refuse est responsable de ce qui lui arrivera», menace le maire, selon la BBC. Illégal mais éloquent.
Terre de brassage de multiples peuples et d’acceptation d’autrui, le Mali n’est pas coutumier de ce type de dérapages. « Pour moi, un conflit ethnique ne pourra jamais s’installer dans cette zone », tempère pour Deutsche Welle l’analyste malien Moussa Sidibé. « L’aspect ethnique, estime-t-il, est surtout exacerbé par les médias locaux. Pour moi, la question est vraiment celle de l’existence de l’autorité, coutumière ou religieuse, qui a peur de s’installer à cause de l’existence du terrorisme ».
Du Rwanda au Soudan, bien des précédents le rappellent cependant : les mots ou les accusations ont leur pouvoir, en particulier lorsqu’ils sont manipulés par des groupes intéressés à l’aggravation des haines.
Djihadistes d’un côté, qui en tirent un profit politique et militaire ; milices faussement civiques de l’autre, telle cette confrérie des chasseurs (« Dozos ») aux relents suprémacistes ... qu’on a connue moins vaillante en 2012 lors de la descente islamiste ; armée incontrôlée ; conflits locaux exacerbés ... le Centre Simon Skjodt de prévention des génocides (voir encadré) s’alarme : « Les atrocités de masse pourraient se produire dans les 12 à 18 mois à venir si l'augmentation de la violence continuait sur cette lancée », estime son étude.
Un peu sous pression intérieure, beaucoup sous celle de la « communauté internationale » (terme regroupant surtout, en l’occurrence, bailleurs de fonds et alliés militaires), Bamako s’efforce aujourd'hui de refroidir un peu le dangereux cocktail régional et, dans sa communication, de le minimiser.
En visite à Paris, le Premier ministre Soumeylou Boubeye Maïga a déploré ce 27 juin la part prise par des militaires malien à des exécutions extra-judiciaires.
Sur les violences inter-communautaires, il a sobrement déclaré sur TV5monde « totalement injuste et inadmissible de faire croire que l'État malien, à travers l'armée, combattrait telle ou telle communauté ».
Sur sa planète, la classe politique, à Bamako, s’intéresse plus à l’élection présidentielle qui doit se tenir le 29 juillet prochain qu’à l’incendie qui couve.
Le chef du gouvernement a pu la rassurer : il n'est « pas inquiet » pour son bon déroulement dans cette région. Les incidents, estime-t-il, sont « très localisés ». Tout est donc sous contrôle.