Au Maroc, la communauté LGBT visée par une campagne de harcèlement

Au moins une centaine de personnes homosexuelles ou lesbiennes vivent dans la peur depuis une semaine au Maroc. Des photos intimes et leurs numéros de téléphones sont diffusés sans leur consentement sur les réseaux sociaux, révélant publiquement leur sexualité. Une vaste campagne homophobe initiée par un célèbre "influenceur" d'Instagram, au profil trouble. Ces révélations forcées ont déjà des conséquences graves pour certaines victimes.
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Photo d'illustration (Philippines, 2020)
AP/Aaron Favila
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Depuis plusieurs jours, les associations de soutien à la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) du Maroc reçoivent des dizaines d'appels au secours. De nombreux jeunes hommes et quelques femmes ont vu leur homosexualité révélée sans leur consentement sur des pages Facebook ou sur le réseau social Instagram. Des extraits de leurs conversations sur des applications de rencontre très populaires sont exposés publiquement, tout comme des photos, parfois osées.
 
Certains ont déjà subi les conséquences de ces révélations. Des parents, des frères, des employeurs ont découvert l'homosexualité de leur proche ou employé, dans un pays où le sujet est tabou et l'acte sexuel condamné par la loi.
 
Selon plusieurs activistes et organisations de défense des droits humains que nous avons contactés, plusieurs jeunes Marocains ont été mis à la porte de leur foyer par leurs parents suite à ces révélations. Ces associations cherchent actuellement des moyens de les loger. La tâche est compliquée par le confinement actuellement en vigueur au Maroc pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Certaines publications sur les réseaux sociaux parlent aussi de suicides mais nous n'avons pas pu obtenir confirmation de ces cas.


"Mon frère m'a dit de dégager"

 
Achem* a 23 ans et se retrouve sans domicile depuis trois jours. Contacté par TV5MONDE, il raconte : "Quelqu'un est allé voir mon profil sur une application de rencontre entre gays. Il l'a montré à mon frère, qui m'a tout de suite dit de dégager de notre maison, qu'il ne voulait plus me voir. Je suis allé chez ma grand-mère mais deux jours après, mon frère l'a appelée et lui a dit que j'étais homosexuel. J'ai aussi dû partir. J'ai tellement peur, je suis sous le choc. Je ne sais pas quoi faire maintenant". Le jeune homme espère que son frère changera d'avis et le laissera revenir à la maison.
 
Cette vague dévastatrice a été initiée par un utilisateur influent de l'application Instagram : Naoufal Moussa, qui se présente parfois comme une personne transgenre, d'autres fois comme un homme gay, est aussi connu sous le nom de Sofia Talouni. Il réside en Turquie et dénombrait il y a encore quelques jours plus de 600 000 abonnés, dont beaucoup au Maroc.

La semaine dernière, cet "influenceur" a révélé dans des vidéos l'homosexualité de jeunes hommes avec qui il avait été en contact. Certaines fois, la victime de ses révélations s'est même retrouvée confrontée en direct lors d'une conversation vidéo publique avec Naoufal Moussa à des photos prouvant son attirance pour des personnes de même sexe.
 
Certaines captures d'écran de ces échanges sur Instagram montrent que jusqu'à 100 000 personnes étaient spectatrices de ces dénonciations en direct.


Un mode d'emploi pour piéger des homosexuels

 
L'affaire a encore pris de l'ampleur quand Naoufal Moussa, lors de ces mêmes publications vidéo, a incité ses nombreux abonnés marocains à piéger des homosexuels autour d'eux.

Le journaliste du magazine français Têtu, Timothée de Rauglaudre, qui est remonté à la source de cette campagne de harcèlement, raconte que l'influenceur "a donné un mode d'emploi pour aller télécharger les applications de rencontre utilisées par les LGBT, y créer de faux profils d'hommes gay et chercher des personnes de leur entourage". Une tâche d'autant plus aisée que ces applications pour smartphones sont basées sur la géolocalisation des profils et permettent de rencontrer des hommes et des femmes autour de soi.
 
Dans l'une de ses vidéos, Naoufal Moussa rentre dans le détail : "Vous verrez les gens qui sont près de vous. A 100 mètres, 200 mètres, même seulement un mètre, juste à côté de vous dans le salon", selon une traduction du site américain Insider.
 
 "Cela a donné lieu à une déferlante homophobe", s'inquiète Timothée de Rauglaudre.
 

"J'ai peur, ce sont des gens qui vivent dans la même ville que moi"
 

En quelques jours, les consignes de Naoufal Moussa se sont transformées en une vaste campagne de harcèlement à l'égard de la communauté LGBT marocaine. Une activiste vivant à Rabat que nous avons contactée estime qu'aujourd'hui des dizaines de pages Facebook continuent de publier photos, numéros de téléphones et insultes contre des hommes homosexuels et des femmes lesbiennes.

Dans un document que nous avons pu consulter, elle recense au moins 93 comptes Facebook qui ont révélé publiquement des informations personnelles de membres de la communauté LGBT. Des données souvent issues de ces applications de rencontre.
 
À 18 ans, Assia* est l'une des victimes de ces révélations. Elle raconte qu'une de ses photos-portraits a été mise en ligne le 18 avril sur la page Facebook d'un homme qui l'avait agressée dans la rue il y a plusieurs semaines. "Il dit qu'il va me faire du mal s'il me revoit", raconte la jeune femme. Selon elle, le harceleur "fait partie d'un groupe d'homophobes" à Rabat.

Pour Amine, 18 ans, c'est une vidéo dans laquelle il participait à un concours de maquillage qui a été diffusée publiquement sur Internet. "J'ai lu les commentaires, nous confie-t-il, et ils sont tous agressifs. J'ai peur, ce sont des gens qui vivent dans la même ville que moi, qui vont dans la même école."
 
Des associations de défense des droits humains ont lancé des initiatives pour soutenir les victimes. Un compte Instagram (@stop.outing) a été créé pour rassembler les personnes souhaitant apporter leur aide. Plusieurs dizaines auraient déjà proposé de loger des jeunes qui se retrouvent à la rue. Des poursuites judiciaires sont envisagées.

La peur s'est installée

 
Alertées, les applications concernées ont pris des mesures. Grindr, par exemple, a affiché un message d'alerte à destination de ses utilisateurs marocains annonçant que "des campagnes de outing sont en cours suite à des propos haineux à l'égard de la communauté LGBT+ au Maroc".
 
Mais la peur s'est installée. Ayoub*, défenseur de la cause homosexuelle au Maroc, confirme qu'il n'a plus l'intention de se connecter à ces applications de rencontre pour le moment. Dans un pays où il est difficile pour les homosexuels de se réunir, "ces applis sont comme un refuge pour nous, un espace d'expression et de bien-être, pour discuter, pas forcément se rencontrer. Mais aujourd'hui on a peur." À sa connaissance, "c'est la première fois qu'une sorte de chasse aux sorcières, de campagne organisée comme celle-là se déroule au Maroc".


Se venger des moqueries

 

Les motivations de la vedette des réseaux sociaux à l'origine de la campagne de révélations restent floues. Dans l'une de ses publications, il a expliqué vouloir se venger des moqueries contre sa propre sexualité. Le journaliste Timothée de Rauglaudre raconte : "Il expliquait "Vous vous moquez de moi mais sachez que parmi vos frères, vos maris, vos pères, vos fils, il y aussi pleins d'homosexuels" et dans son discours, il y avait aussi des références à la charia, à la religion. C'est une confusion de motifs qui n'ont rien à voir les uns avec les autres."

Le système politique encourage l'homophobie.Ahmed Benchemsi, en charge de la communication de Human Rights Watch au Maroc

Vendredi 17 avril, le compte Instagram de Naoufal Moussa a été désactivé par l'entreprise américaine. L' « influenceur » a depuis créé un nouveau compte pour poursuivre sa campagne depuis la Turquie.

"Le système encourage l'homophobie"


Et si d'autres, au Maroc, ont pris le relais, c'est parce qu'ils y sont encouragés par la loi. Ahmed Benchemsi, en charge de la communication de l'ONG Human Rights Watch dans le pays, estime que "le système politique encourage l'homophobie. Ces personnes se sentent du bon côté, celui de la loi et de la religion, quand elles critiquent l'homosexualité".

Les textes, hérités de la législation coloniale française, prévoient de 6 mois à 3 ans de prison pour « les actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe ». En 2018, 170 Marocains avaient été poursuivis au nom de cette législation, selon les chiffres officiels, cités par l'ONG ILGA World.

Ailleurs, en Tunisie et en Algérie, certaines associations craignent que ce mouvement s'étende. A l'image de la Tunisienne Shams qui estime sur son compte Facebook que ce "véritable drame qui sévit en ce moment au Maroc pourrait aussi arriver en Tunisie".
 
 
*Les prénoms ont été modifiés pour assurer l'anonymat et la protection des témoins que nous avons contactés.


>>> En savoir plus : retrouvez ici la tribune de l'écrivain marocain Abdellah Taïa « La chasse aux gays et l’État marocain » :