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"Au nom du père" : les enfants nés hors mariage, parias de la société marocaine

Ils seraient plus de 50 000 chaque année. Des enfants parias, parce qu’ils sont nés hors mariage. Mais au Maroc, depuis quelques mois, le combat pour leurs droits s’expose en place publique. Reportage.
Du bleu au ciel et du vert au jardin, le dessin est enfantin mais la main n'est pas naïve. Son père ne l'a jamais reconnue, Soumaya a 33 ans, elle est née hors mariage et dans la honte, d'une société qui ne voulait pas d’elle.

 
Quand j'avais 14 ans, je me demandais où était mon père. Tous les enfants de mon âge allaient à l’école, moi j’y allais juste pour écouter. Pourquoi j’étais pas inscrite à l’école ? Personne ne me parlait, ils demandaient tout le temps après mon père, et j’évitais toujours la question 
Soumaya Merzaq, 33 ans, née d'une relation hors mariage
Une vie solitaire et précaire. A 8 ans, elle devient "petite bonne". Mais elle vit surtout sans nom. Sans reconnaissance du père, pas d'identité, pas de papiers... elle n'existe pas. "Quand je voyais mon père, je me disais qu’il allait avoir pitié de moi et dire "non, c’est ma fille, comme ses frères et soeurs je vais l’inscrire à l’état civile". Si j'avais eu mes papiers quand j'étais petite j'aurais pu apprendre des choses ! Tout ça c’est trop, c’est trop ! C’est immoral de laisser des enfants sans rien !" se confie Soumaya Merzaq.

Meurtrie, elle finit par accepter le nom que l’Etat va lui donner. Elle a 21 ans. Aujourd'hui elle apprend à coudre, une main tendue pour la première fois de sa vie. L'association "100% Mamans" milite depuis 15 ans pour le droit des mères célibataires et de leurs enfants. Accueillir, mettre à l'abri, et surtout dépasser la culpabilité pour oser se défendre. Ici, elles apprennent à communiquer. Au nom du droit. 
 

Mères en ligne, une radio associative dédiée aux mères célibataires

Premier test de Soumaya au micro de Mères en ligne, l'unique radio associative dédiée aux mères célibataires de l'Afrique du Nord au Moyen-Orient. Sara Lamjamri, chargée de communication à 100% Mamans explique : "La principale chose qu’on leur apprend c'est principalement de s’exprimer librement, de s’adresser à l’opinion publique sans avoir peur. Car elles n’avaient pas le droit de le faire avant, que ce soit dans la société, dans leur famille, à l’école. Cette radio est vraiment un échappatoire de tous les problèmes qu’elles ont eu dans leur vie"... et un nouvel outil militant. Ce jour-là, l'invitée, Najat Chentouf, est avocate, spécialiste du sujet et d'un combat : celui de L'ADN. "La loi marocaine ne reconnait pas les tests ADN comme preuve juridique pour la filiation d'enfant né hors du cadre mariage. Il y a eu un précédent jugement du Tribunal de la Famille de Tanger, jugement qui reconnu la paternité d'un enfant né hors cadre du mariage, et qui a indemnisé la mère célibataire. Ce jugement a malheureusement été infirmé en appel mais il n’est pas définitif ! Il va se poursuivre bientôt en cassation. Donc notre revendication c’est que l’expertise génétique puisse prouver la paternité, c’est le seul moyen, le seul !" 

 
La preuve ADN, c’est quelque chose d'extraordinaire dont ces enfants doivent bénéficier
Soumaya Merzaq
C'est à Tanger que ce jugement historique a été rendu avant d'être cassé en appel, 
et devant le même tribunal que les femmes ont pour la première fois manifesté pour le droit à l'identité de leurs enfants. 

 
J’espère que chaque enfant puisse être reconnu par son père et qu’on arrête tout ça !
Soumaya Merzaq
Elles ont rendu le débat public. Leur riposte a déjà commencé. Avec une stratégie : l'anticipation. "On va faire le suivi des dossiers en cours, c'est ça ? Concernant l’ADN", dit Maître ChentoufDeux fois par semaine, elle reçoit bénévolement l'assistante juridique de l'association : "ce que tu dois savoir, c'est que depuis qu’on demande les tests ADN au juge, il nous donne l’accord." 

C'est toute la contradiction ! Le tribunal de la Famille valide encore des demandes de tests ADN qui n'auront aucun valeur en procès. Mais c'est une brèche : si la génétique devient une preuve juridique dans la reconnaissance en paternité, des centaines de dossiers sont prêts. 
 

Mobilisation dans tout le pays

Pourtant à travers tout le pays, des voix s’élèvent en faveur du droit de ces enfants. 
Les relations hors mariage sont doublement condamnées au Maroc, par la loi et la religion. Mais c’est au coeur de l’école publique des Hautes Etudes Islamiques à Rabat que ce combat trouve son plus franc soutien.  Ici on forme les meilleurs théologiens à l’étude rigoureuse du Coran. Et dans ses murs, un discours casse tous les codes, y compris ceux sacrés du mariage. Celui du directeur même de l’établissement. 

"C'est un sujet très important qui touche des individus qui ne sont pas capables de défendre leurs droits, nous devons les aider à jouir de leurs droits comme le reste de la société. Et je ne vois pas de différence entre un homme et une femme liés par un acte de mariage et un homme et une femme qui s'unissent hors mariage. Mon seul objectif est, lorsque c'est biologiquement prouvé, que la filiation d'un enfant soit reconnu. Les parents doivent assumer ensemble leur devoir envers cet enfant, c'est ce que je défends et ce que je dis", affirme Ahmed Khamlichi, Directeur de Dar EL Haddith El Hassania. 

 Certains pères sont bien prêts à assumer
Si les associations avancent prudemment sur le sujet, l’érudit est sans concession : 
il ne faut pas se contenter de trouver un nom de famille à ces enfants, l’ADN doit leur donner un père à part entière. La religion ne serait donc pas un obstacle, et à Tanger, un autre préjugé va tomber. Certains pères sont bien prêts à assumer : "Après l'accouchement, c'était impensable pour moi de la laisser et de partir faire ma vie ailleurs. 
Moi je dis à tous ceux qui abandonnent leur enfant : honte à vous ! Parce que c'est votre problème à tous les deux ! La fille est la même, celle que tu as rencontrée la première fois, elle n’est pas seule responsable. Car qui va l’aider ? Elle va finir à la rue, sauf si une association lui vient en aide ?"

Ali a toujours soutenu sa compagne, il veut l'épouser et devenir un père pour son fils. Mais la loi marocaine ne facilite pas la démarche nouvelle, de ces pères volontaires. Pas de filiation sans mariage, et pas de mariage, après "faute", sans autorisation de l'Etat :
 
Il nous a fallu deux ans pour avoir le droit de se marier ! Et je ne suis pas le seul, il y a des milliers de familles qui vivent la même situation que nous. Les autorités ne nous aident pas à régler cette situation ! Alors qui va le faire ? 

Un débat plus sensible aujourd'hui ?

En premières lignes aujourd'hui : Bassima Hakkaoui. Elle l'une des figures du parti de la lanterne, le PJD, le parti islamique au pouvoir depuis 2011. Elle est aujourd’hui Ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du développement social mais ses positions sont depuis longtemps décriées par les associations et militants qui la jugent anti-féministes. Elle refute. Mais le débat serait-il devenu plus sensible aujourd'hui ?

Octobre 2016, le journaliste Faycal Tadlaoui reçoit la ministre pendant une heure. Premier sujet : les enfants nés hors mariage et première question : peut-on en parler ? "Est-ce qu’aujourd’hui idéologiquement on peut, vous pouvez, arriver à discuter de choses qui sont clairement... allez, sensibles, à savoir ces bébés qui ont nés hors mariage sont bien issus de relations hors cadre du mariage ?", demande le journaliste. "Mais il n’y a aucun tabou, bien sûr, je peux parler de tout", répond Bassima Hakkaoui. "La différence entre parler et agir", reprend Faycal Tadlaoui . "L’enfant qui vient d’un mariage… heu d’une union illégitime peut être inscrit dans une école, la femme peut avoir un état civil", précise Bassima Hakkaoui. Mais ces avancées juridiques datent de 2010, avant l'arrivée de ce gouvernement. 

Ghita n'a que quelques jours et aujourd'hui encore, sans la prise en charge d'une association, sa vie serait en danger. Hafida assure l'urgence, la mère est trop faible et dépressive. Premier examen, Ghita va bien. Sa mère enceinte a fui ville et famille, cessant son traitement contre la tuberculose. Ghita sera suivie par ce pédiatre, qui a décidé de prendre en charge bénévolement tous les enfants du foyer. Médecins, avocats, l’aide citoyenne s’organise et sans grande politique publique, les associations partent en campagne.

Avec peu de moyens, l’association 100% Mamans envoie des émissaires à travers le pays. Des caravanes de trois jours pour convaincre d’autres militants d’adhérer à leur plaidoyer, avec une équipe stratégique : une chargée de projet, Sara pour la communication, Hanane l’assistance juridique et deux mères, fortes de leur expérience.
 
Nous avons discuté avec les autres mères célibataires. Nous avons les mêmes problèmes. Ça fait du bien d'en parler.
Aziza El Biliki, mère célibataire 
La même douleur toujours de ne pas s’être mariée à un détail près, et nouveau. 
L’association a fait de ces mères des femmes impliquées et informées. Sexualité, statut de l’enfant, droits des femmes, nouveautés juridiques, elles sont formées tout au long de l’année et ce jour-là, prêtes à convaincre. 

Convaincre que l’ADN est essentiel au changement, qu’il doit devenir une preuve recevable en procès. Pas simple. Mais pendant notre tournage, l'inattendu se produit. Hanane découvre sur Internet une vidéo virale tournée au Parlement : la Ministre de la Famille vient de défendre publiquement l’ADN ! "Mais en fait... comment dire... elle ne fait aucun lien. Elle ne parle ni de paternité, ni de filiation. Voilà, elle ne parle que d’un lien biologique, mais tout le monde peut parler de ce lien entre le père et l’enfant. Mais rien de concret. Elle parle d’ADN et c’est tout !" s'énerve Hanane Laasri, assistante juridique 100% Mamans. "Bon… bref…c’est déjà ça", ajoute Sara, chargée de communication. "C’est déjà pas mal", conclut finalement Hanane. 

La soupe est servie : le discours politique est-il volontairement ambigu ou maladroitement imprécis ? La nouvelle reste bonne et pour ces mères plus conscientes que jamais, chaque avancée fait naître un fol espoir. L’association, elle, attend de voir, la ministre n’a jamais répondu à nos demandes d’interview. Mais au nom du Père, le débat s’est ouvert.