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©TV5MONDE / I. Taoufiqi, C. Alline, C. Harnoy.
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Au Rwanda, sortir d'une "nuit sans fin"

Ils ont vécu le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Un million de morts en cent jours seulement. Une cadence infernale. Des enfants, des femmes, des hommes de tout âge. La plupart tués à la machette, à coups de massue. Et des supplices d’une cruauté infinie. Comment vivre avec ce souvenir ? Reportage à Kigali auprès d'une association qui reçoit et écoute ces rescapés chez qui le génocide reste un traumatisme profond.

Le 7 avril 2019, stade Amahoro de Kigali. 25 ans après, des dizaines de milliers de Rwandais commémorent le génocide contre les Tutsi, le massacre systématique d’un million de personnes. Pendant les cérémonies, l’horreur vécue ressurgit violemment. Et ça commence souvent par un cri. Ange Mpinganzima vient de vivre une crise traumatique.
En Kinyarwanda, on appelle ça Ihahamuka. Littéralement : avoir ses poumons hors de soi.

Dépression majeure

Au Rwanda, 35% des rescapés du génocide souffrent  de dépression majeure. Dans les locaux de l'association Uyisenga Ni Imanzi, des psychologues accompagnent les survivants. C’est ici que Chaste Uwihoreye reçoit ses patients depuis 15 ans.
Chaste s’est occupé d’Ange pendant sa crise traumatique au stade. C’est lui qui l’a aidée à en sortir. Lorsque Chaste demande à Ange si cela lui arrive souvent, elle reconnaît que "c'est surtout pendant la commémoration. Je n’ai pas envie d'entendre à nouveau ces choses-là".  

Quand les massacres ont commencé le 7 avril 94, elle  avait 5 ans. Elle était à Kigali avec sa mère et son frère de deux mois. Tous trois ont réchappé miraculeusement aux massacres. Mais, raconte-t-elle, "ceux qui sont restés à Rwamagana ne s'en sont pas sortis. Je suis retournée là-bas après le génocide, et ils étaient tous morts". "Ces choses ne sont pas faciles, Ange", lui concède Chaste.
 

Quand j'y pense, j'essaye de comprimer ça dans ma tête. C'est comme si quelqu'un me tapait sur la tête avec un marteau. Il y a les enfants de mon oncle, eux aussi ils étaient douze. Ils  ne sont plus que quatre.

Du papier, un crayon et des mots. "Je t'explique, raconte Ange en montrant à Chaste le dessin qu'il lui a demandé de réaliser. Tu vois ça ? C'est un marteau, ça arrive là et ça frappe là dans la tête. Là-dedans, il y a beaucoup de pensées, beaucoup de problèmes. Maintenant ça attaque là, les veines ici. Mes veines, là. Je sens que ça va exploser. Mon cœur est lourd, il gonfle, il y a un truc qui me serre. Quand je suis avec des gens, j'éclate et je pleure"

Dénuement

Les mots, encore. "Aujourd'hui, quand je vais chez moi à l'Est à Rwamagana, je vois des gens qui ont réussi leur vie. Les gens qui ont tué chez moi, qui ont organisé les attaques, eux, ils vivent bien. Moi je suis derrière tout le monde. De temps en temps, Satan me parle et me dit : tu es déjà morte, tu n'as rien  accompli ! A ce moment-là, je sens que ce truc cogne dans ma tête. Laisse-moi te dessiner ça ! Là, il y a le marteau. Le marteau frappe comme ça. Ici".
Ange suivra une thérapie, une fois par semaine, gratuitement. Elle reçoit une bourse du gouvernement pour payer ses études. Pour le reste, elle ne peut compter que sur elle-même. 

Ange a insisté pour qu’on l’accompagne, que l’on on voit de nos yeux ce qu’elle ne peut décrire  avec des mots : le dénuement total dans lequel le génocide l’a plongée : "Maman avait le sida, elle avait aussi un problème dans la tête à cause du génocide, je vous ai dit qu'elle a été violée et qu'elle a été infectée".
Ange raconte la vie d'avant : "Avant le génocide on vivait bien. On avait du lait, des vaches. Une famille qui a du lait et des vaches, c'était une famille aisée. Mon père avait un salaire". Aujourd'hui ? "Ma mère est morte. On vit dans cette vie misérable depuis 1997. On cherche comment survivre, on essaye de surmonter ça. Parfois c'est difficile. Mais c'est ainsi que nous vivons.

"Pourquoi moi ?"

Comme Ange, ils sont près de 100 000 à avoir perdu leurs parents pendant le génocide. Pendant les massacres, ils avaient entre un et quinze ans. Des enfants devenus adultes qui se sont construits sur des traumas.


Le 'pourquoi' qui ne trouve pas de 'parce que'.

Dans l’association de Chaste, sur quatre psychologues, trois sont rescapés. En 1994, eux aussi n’étaient que  des enfants. Chaste est lui-même rescapé. A l'époque, il avait quinze ans.
Mais il en revient toujours à ses patients : "Ces jeunes-là, quand ils entrent dans la famille, chez les grands-parents, chez les parents, ils ne trouvent personne. Ça sème une confusion dans leurs développement, dans la construction de leur identité. Ça sème la confusion, le non-sens de la vie. Ça sème le questionnement. Pourquoi moi ? Pourquoi mes parents ont été tués ? Le 'pourquoi' qui ne trouve pas de 'parce que'".

Accompagné de son épouse, Jean-Marie-Vianney Karibwende vient consulter pour la première fois. À 38 ans, il est sous neuroleptiques depuis qu’il a été interné en 2001. "J’entends des voix et ça me fait peur, raconte-t-il à Chaste. J'ai un chagrin au coeur et je souffre beaucoup. Tout m'est arrivé après le génocide. Je ne sais pas comment ça m'est arrivé. C'est le fait de ne pas avoir de parents à cause du génocide. Et depuis je vis avec le traumatisme. C'est comme si j'étais piqué avec des clous".
"Je vais te donner un exercice, lui propose Chaste. Est-ce que tu peux me dessiner comment est ton cœur, quand les clous te piquent ?"


- Comment nommerais tu cette souffrance ?
- Je l'appellerais une nuit sans fin.

Aux côtés de Jean-Marie-Vianney, Anne-marie, son épouse.
Elle avait 15 ans en 1994.
Elle n’a plus personne, exceptés son époux et ses enfants. "Depuis que mon mari est tombé malade, raconte-t-elle, je suis restée toute seule. Je n'avais pas les moyens. Je me suis battue pour que les enfants aillent à l'école, pour qu'ils travaillent bien. Qu'ils deviennent autonomes".
Lorsque Chaste lui demande comment elle pourrait appeler son chagrin : "C'est un chagrin infini".
Le couple a accepté  de suivre une thérapie. Leurs frais de transports seront pris en charge par l’association. 
Angelo, leur fils, reviendra demain.

Hériter du génocide

Au petit matin, Angelo est là. On lui donnerait 12 ans. Il en a 17. Il étudie aux Beaux-Arts. Chaste lui a demandé de dessiner ce que peuvent bien vouloir dire les mots dépression et traumatisme : "Quand tu le regardes comme ça. Ici, tu penses que c'est quelqu'un de normal. Quand tu le regardes comme ça tu penses qu'il va bien. Alors que son cœur a beaucoup de problèmes. Et même son cerveau, parce qu'il a subi un choc."   

Chaste suit Angelo depuis 3 ans déjà.  
Angelo n’a pas connu le génocide, mais il en a hérité. Il souffre d’anxiété généralisée, de maux de tête, et de quelque chose d’autre, indéfinissable.  "Angelo dit qu'il vit les choses qu’il n’a jamais vécues, explique Chaste. Il vit toujours ces événements. Et vivre le génocide toujours tu comprends comment ça fait souffrir. Tu comprends que ça provoque la peur, à la fois le chagrin, à la fois la douleur qui peut se transformer en dépression".

Depuis 2002  ans l’association Uyisenga Ni Imanzi apporte un soutien psychologique et économique aux rescapés, et aujourd’hui à leurs enfants.
Au Rwanda en 1994, juste après le génocide, il n’ y avait aucun personnel formé en santé mentale. Aujourd’hui, ils sont une dizaine de psychiatres, 450 infirmiers psychiatriques et 2000 psychologues déployés dans tout le pays.