Au Sahel, l'armée française contre-attaque et elle le fait savoir

Jusque-là, les militaires français privilégiaient la discrétion sur les opérations au Sahel. L'armée française communique désormais davantage. Elle n'hésite pas à rendre public le nombre de djihadistes "neutralisés". Une communication destinée aux opinions publiques. Analyse.

Image
Mali-troupes-francaises
Images de soldats français de l'opération Barkhane en train d'armer un drone sur la base militaire de Niamey.
AP/ Mallaury Buisson
Partager 5 minutes de lecture
Ce 7 février, les combats sont sévères dans la région du Liptaoko Gouma, plus de 30 djihadistes mis hors de combat. Deux mois auparavant, le 9 décembre, quinze militants étaient eux "neutralisés" dans une opération. Dans la nuit du 14 au 15 décembre, plusieurs militants armés du groupe État islamique au grand Sahara, trouvaient aussi la mort lors d’une attaque par un hélicoptère français. Le 21 décembre, quelques jours après la mort de 71 soldats nigériens, 33  djihadistes étaient également tués par des forces françaises dans la région des trois frontières entre Mali, Niger et Burkina. Toutes ces opérations, destinées à briser l'ennemi djihadiste, ont été rendues publiques, par communiqué, souvent sous forme de tweet sur le compte du chef d'état-major, le général Lecointre.


 


Barkhane contre-attaque et le fait savoir. « L’armée française a toujours recensé le nombre des djihadistes qu’elle tue, sans toutefois chercher à rendre public le bilan des opérations. Elle semble par communiquer d’avantage ces derniers temps », constate Gérard Chaliand, spécialiste des relations internationales et des conflits asymétriques.  « L'armée française essaie de se rassurer, notamment après la mort des 13 soldats français, dans une opération au Sahel. L’armée subit des pertes. Les alliés du G5 paient un lourd tribut  On communique pour démontrer que l’ennemi subit également des revers et donc on compte les corps. On répond aux nombres  des pertes par des chiffres et on veut donner l’idée que Barkhane reprend la main militairement », insiste le géo politologue.
 

Gagner les opinions publiques africaines

 Depuis plusieurs semaines, les groupes terroristes donnaient également le tempo en infligeant de lourdes pertes aux armées locales: une centaine de morts côté malien, 70 côté nigérien mi-décembre. Ce changement de communication est en effet destiné à regagner la confiance des opinions publiques africaines. "La présence des forces françaises dans la région est très contestée par les opinions publiques locales. Au Mali, au Niger, au Burkina, on s'interroge sur l'utilité de cette présence. Barkhane, ces derniers temps, communique d'avantage sur ces victoires pour tenter de regagner les opinions publiques locales", souligne  de son côté  Mahamoudou Sawadogo, chercheur spécialiste des questions de sécurité au Burkina Faso.

 
 



La nature du conflit explique également ce mode de communication. Comment expliquer aux opinions publiques les progrès de l'armée sur le terrain ? « Le conflit au Sahel est un conflit asymétrique entre une armée française supérieure d’un point de vue technologique et des groupes djihadistes très mobiles qui se fondent dans la population. Il n’y a pas de front, pas de ville à conquérir et donc le seul moyen de communiquer, de montrer que Barkhane agit, c’est de dresser un bilan des pertes ennemis au combat, dans un conflit lointain, et complexe », explique Gérard Chaliand.


 

Une communication du "body count"
Cette communication centrée sur le nombre de tués est née lors du conflit du Vietnam. «Les Américains, lors de la guerre du Vietnam (1965-1973), ont mis en place ce qu’ils appellent le « body count ». Dans un premier temps, face à un ennemi insaisissable, dans un conflit asymétrique là aussi, les Américains ont voulu mesurer l’efficacité de leurs opérations en dénombrant de la manière la plus précise le nombre d'adversaires tués. Cette mesure devait permette de connaitre le chemin qu’il restait à parcourir jusqu’à la victoire", explique le géopolitologue. L'armée américaine fait alors des projections. Combien d'ennemis faut-il encore tuer pour l'emporter ?  "L’état-major des forces américaines a commencé ensuite à communiquer, à partir de ces projections, sur les pertes ennemies pour tenter de convaincre l’opinion publique américaine de l’issue victorieuse prochaine », explique Gérard Chaliand. « Les Américains ont tué 700 à 800 000 Vietnamiens. Et ils ne l’ont pas emporté Cette mesure « du body count » ne signifie rien sur l’issu d’un conflit asymétrique », ajoute Gérard Chaliand.

" Pas de chasse au scalp", selon l'armée française


Du côté de l’armée française on récuse toute analogie au « body count » américain (voir encadré).  «Nous ne sommes pas dans une chasse au scalp, cela n’a pas de sens », rappelait  dans un point presse, le porte-parole de l’état-major, le colonel Fréderic Barbry. "Nous ne communiquons pas de bilan annuel des ennemies tués en opération", ajoute  un gradé de l'état-major, joint par téléphone.  L’armée récuse ainsi  tout changement de communication ces dernières semaines. « Nous avons toujours cherché à donner un bilan  de nos opérations ». Les combats ces dernières semaines ont sans doute pris « une autre envergure », concède le gradé. L’officier reconnait cependant qu’il existe bien, derrière le fait de donner des chiffres, un enjeu de communication «important ». « Il faut, auprès de l’opinion publique française, démontrer que l’opération Barkhane agit et que les opérations de nos militaires sur place sont efficaces », ajoute l’officier.

barkahane carte
TV5MONDE

Des groupes armés plus nombreux

Mahamoudou Sawadogo , spécialiste des questions de sécurité au Burkina, doute de l'intérêt de ces "body count". "Les armées  du Niger, du Burkina ou du Mali sont entrées dans une forme de guerre communicationnelle". Ces  forces ont annoncé des chiffres assez spectaculaires de djihadistes tués ou mis hors de combat. Et ces chiffres grandissent. Ils traduisent surtout une escalade de la violence, ces deux dernières années. Ils peuvent démontrer que les groupes armés sont plus nombreux sur le terrain", observe le chercheur. Selon Mahamoudou Sawadogo, la réponse n'est donc pas militaire. "Il faut à tout prix gagner le coeur de la population. Des populations abritent les djihadistes. Si les armées régulières obtiennent l'appui des civils, elles auront à ce moment là une chance de l'emporter."