Fil d'Ariane
TV5MONDE : L'arrestation de Rached Ghanouchi à son domicile ainsi que la fermeture des bureaux d'Ennahdha marquent-elles un tournant dans la répression des oppositions par le pouvoir de Kaïs Saïed ?
Hatem Nafti, essayiste tunisien : On a franchi un pas. Son arrestation survient après des déclarations rapportées par des médias, dans lesquelles Rached Ghannouchi a affirmé que la Tunisie serait menacée d'une "guerre civile" si l'islam politique, dont est issu son parti, était éliminé du paysage politique tunisien. Rached Ghannouchi a toujours tenu ce genre de propos et il n'a jamais été inquiété. Il a été convoqué plusieurs fois par la police pour s'expliquer sur des affaires de terrorisme, sur des accusations d'envoi de djihadistes en Syrie ou en Irak. Mais il n'avait jamais été arrêté chez lui.
Les autorités justifient par ailleurs la fermeture des bureaux du parti pour éviter toute tentative de dissimulation de preuves et pour prévenir toute action. Mais c'est vrai que tout cela est inédit. Cela passe aussi très facilement politiquement parce que Ennhada, un parti issu de l'islam politique, est aujourd'hui très impopulaire tout comme sa figure historique, Rached Ghannouchi. Nous assistons avec la fermeture des bureaux d'Ennahdha à une opération extrajudicaire, politique. La fermeture des locaux d’Ennahda qui l’est, elle se base sur la loi sur l’état d’urgence qui permet des fermetures administratives et non judiciaires.
Il est facile aujourd'hui de taper sur les islamistes. Une majorité de Tunisiens était favorable au coup d'État du 25 juillet de Kaïs Saïed ( le 25 juillet 2021, le président annonce la suspension des travaux du Parlement et le limogeage du Premier ministre Hichem Mechichi ). Attaquer un autre parti de cette manière aurait été cependant plus compliqué politiquement.
Au moment de la décennie noire en Algérie (NDLR : de 1992 à 2003, l'Algérie est prise dans la guerre entre l'armée et les djihadistes du GIA et de l'AIS), Zine el-Abidine Ben Ali (président autocrate de 1987 à 2011 en Tunisie) en avait profité pour réprimer l'islam politique en Tunisie. Les gens d'Ennahdha sont des islamistes et cela justifie tout pour le pouvoir en place.
Les islamistes ne sont pas les seules victimes des vélléités de représsion du régime. Toute opposition est muselée. Une loi a aussi été votée contre les "fausses informations". Cette loi sert de représsion contre les journalistes. Les journalistes proches du pouvoir ne sont pas inquiétés eux.
TV5MONDE : Comment peut-on qualifier Ennahada ? Est-ce un parti qui a joué le jeu démocratique, celui des élections après la chute de Ben Ali en 2011 ?
Hatem Nafti : Ennahada est un parti islamique, un parti conservateur. C'est un parti qui a joué le jeu des élections démocratiques mais qui a également aussi freiné le processus de transition démocratique. Ces dirigeants se sont opposés à la formation d'une Cour constitutionnelle. Cette instance aurait sans doute permis de freiner la dérive autoritaire de Kaïs Saïed même si on ne sait pas si elle aurait pu mettre en échec les intentions de Kaïs Saïed.
Ennahada a connu l'expérience du pouvoir même si le parti est devenu très impopulaire. Mais je ne mettrai pas Ennahada et ses dirigeants sur le même plan que le régime de Kaïs Saïed. Ils ont une part de responsabilité dans l'arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed mais ils n'ont jamais 'embastillé', jeté en prison des opposants politiques.
TV5MONDE : Peut-on parler de la fin de l'expérience démocratique tunisienne avec l'arrestation d'un des principaux opposants au pouvoir et la fermeture de son parti ?
Hatem Nafti : Ennahdha n'était plus le principal parti d'opposition depuis un certain temps. Et le Parti destourien libre (PDL), des anciens du régime de Ben Ali (1987-2011) et sa cheffe, Abbir Moussi, ne sont pour l'instant pas inquiétés. Mais il est vrai que l'on peut parler de la fin de l'expérience démocratique tunisienne.
Tous les gardes fous ont sauté. Les juges sont au pas. Ils ne veulent pas être accusés d'être complices de toute opposition. Le régime a mis fin au Conseil de la magistrature. Le ministre de l'intérieur, Kamel Feki, juge que toute opposition au pouvoir est "une faute morale". Le régime a progressivement criminalisé toute opposition.
Il reste une opposition constituée. Celle des anciens du régime de Ben Ali, autour de leur cheffe, Abbir Moussi. Ce ne sont pas des gens favorables à la démocratie. Ils s'opposent au président en espérant que leur heure va venir et que le régime actuel va tomber. D'autres anciens cadres du régime de Ben Ali ont rejoint eux le camp présidentiel et font de l'entrisme. Ils sont également heureux que Kaïs Saïed ait détricoté les acquis démocratiques et attendent leur heure. Donc oui, la parenthèse démocratique est en train de se fermer.
TV5MONDE : Au lendemain de l'arrestation de Rached Ghannouchi, l'Union européenne a exprimé son "inquiétude". Quels sont les moyens de pression de la communauté internationale sur le pouvoir tunisien ?
Hatem Nafti, essayiste tunisien : Je ne suis pas certain que au delà des déclarations les principaux partenaires de la Tunisie soient opposés au pouvoir de Kaïs Saïed. Des ministres du gouvernement de Georgia Melloni, se sont rendus en Tunisie il y a trois semaines. Emmanuel Macron dialogue avec Kaïs Saïed. Pour l'Italie et la France, les deux principaux partenaires de la Tunisie, il est important de dialoguer avec un pouvoir stable.
Les deux pays sont préoccupés par la question migratoire et Kaïs Saïed est là pour contrôler les flux migratoires vers l'Europe. La Tunisie est également intégrée économiquement dans un espace de libre échange avec l'Europe. Ces deux pays européens ont repris les réflexes qu'il avaient dans leur dialogue sous le régime de Ben Ali (1987-2011).