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Dans Frères de l’ombre, roman basé sur des faits historiques, l'auteure rend hommage aux tirailleurs sénégalais, ces oubliés de l'Histoire de France. Passionnée par la Seconde Guerre mondiale et les problématiques liées à la transmission de l'Histoire, Nadia Hathroubi-Safsaf y raconte une saga sur trois générations d'hommes sénégalais de 1917 à nos jours. Le terme tirailleur sénégalais a d'ailleurs été souvent utilisé dans l'Histoire pour parler de soldats indigènes, en vérité issus de toute l'Afrique de l'Ouest de l'empire colonial français.
Dans le roman, Issa, tirailleur héroïque de la Première Guerre mondiale attend dans sa cellule de Fort de Douaumont d'être fusillé "pour l'exemple", comme d'autres soldats indigènes, en 1917. Il pense à son épouse et à son fils qu'il n'a pas eu le temps de voir naître, laissés derrière lui au Sénégal. Plus tard, en 1939, son fils, Ousmane s'engage également dans les tirailleurs pour élucider le mystère sur la mort de son père. Il découvre l'horreur de la Seconde Guerre mondiale, le massacre de Chasselay, la résistance du Vercors, et la vérité sur son père. En 2007, Ousmane a 86 ans et a disparu. Son petit-fils, Djibril, qui ne s’est jamais posé de questions sur l’histoire de sa famille, va partir à la recherche de son grand-père et de ses souvenirs.
Choquée par le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy de 2007, dans lequel le président français déclarait que "l'homme africain n'était pas assez entré dans l'Histoire", la journaliste n'a eu de cesse de vouloir y donner une réponse. C'est donc chose faite avec ce roman. "À l'époque j'ai eu une pensée pour Cheikh Anta Diop (historien et homme politique sénégalais, spécialiste de l'Histoire africaine avant la colonisation, ndlr). Avec tout ce que l'Afrique a produit en terme de réflexion, de travaux en Histoire, en Anthropologie, comment pouvons nous laisser dire ça ? Il fallait y répondre", déclare Nadia Hathroubi-Safsaf. "Depuis des années j'y réponds depuis ma fonction de rédactrice en chef du Courrier de l'Atlas, mais je voulais aussi lui répondre par le roman, pour dire combien ses déclarations sont fausses", explique-t-elle.
Alors, avant de raconter ces trois destins, la romancière a fait de longues recherches historiques pour être au plus près de la réalité. “J’ai lu tout ce qui était accessible sur les tirailleurs sénégalais. Parfois même des livres entiers pour n’en tirer que deux ou trois lignes dans mon roman”, précise-t-elle. Pour autant, elle n’a pas souhaité rentrer dans les querelles d’historiens, et a tenu à garder la forme du roman, de la fiction, pour parler de ces soldats. “Ces lectures historiques m’ont aidée à rendre compte de leur vécu. Pour parler du Vercors et des faits de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai tenu à me documenter sur les témoignages d’anciens résistants, par exemple”, explique Nadia Hathroubi-Safsaf.
Dans Frères de l’ombre, la romancière aborde des événements historiques peu connus du grand public, car quasiment pas enseignés à l’école, comme le naufrage du paquebot "Afrique", dans lequel près de 600 passagers sont morts noyés dont 200 tirailleurs africains. La romancière y raconte également le massacre de Chasselay. Les 19 et 20 juin 1940, le 25e régiment de tirailleurs sénégalais affronte l’armée allemande à Chasselay (Rhône). Ces combats s’achèvent par le massacre des prisonniers noirs par les soldats nazis.
D'ailleurs, le roman devait sortir, l'an dernier, pour le centenaire du naufrage du paquebot "Afrique". Le 12 janvier 1920, environ 570 personnes périrent noyées au large des côtes françaises dans le naufrage du paquebot "Afrique". Parmi les victimes, près de 200 tirailleurs sénégalais.
Le roman devait également être publié pour les 80 ans du massacre de Chasselay. Une cinquantaine de tirailleurs sénégalais seront exécutés par les forces nazies le 20 juin 1940. Mais à cause du Covid et du confinement, la sortie du roman a été maintes fois repoussée. "Mon intention a toujours été de me caler sur l'histoire, pour y trouver du sens", a déclaré Nadia-Hathroubi-Safsaf qui prépare une suite à ce roman, qui suivra cette fois le personnage de Djibril à la recherche de son histoire personnelle, familale et nationale.
"Dans ce second tome, je veux aller encore plus loin et aborder la douloureuse question du massacre de Thiaroye, des pensions et la naturalisation des tirailleurs", détaille-t-elle. Le premier décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, des gendarmes français et des troupes coloniales tirent sur des tirailleurs sénégalais qui manifestaient pour le paiement de leurs indemnités.
La journaliste et romancière confie d'ailleurs que ce thème surprend parfois autour d'elle. On lui demande pourquoi elle a abordé l'histoire des tirailleurs sénégalais et non celle des tirailleurs algériens ou marocains. "Je ne voulais pas être enfermée dans l’histoire du Maghreb. Ces hommes sont aussi notre histoire en France, et pour ma part je me sens également Africaine. L’histoire africaine, c’est mon histoire. Parler des tirailleurs sénégalais, c’est aussi parler de mes grands-oncles qui ont fait la guerre d'Indochine pour la France", avoue-t-elle.
Retrouvez Nadia Hathroubi-Safsaf sur le plateau du 64' de TV5MONDE
D'ailleurs, la romancière s'est beaucoup inspirée de son père notamment pour écrire ses personnages, comme Issa, tirailleur “fusillé pour l’exemple”, dans la première partie du roman. Des tirailleurs avaient été injustement accusé de désertion par le commandement français. "C'est ma partie préférée. En écrivant sa vie, j’avais souvent les larmes aux yeux. J’y ai mis beaucoup de mon père. C'est quelqu'un de taiseux, mais aussi de très digne, qui a traversé pleins d’epreuves, mais qui n’en parle pas", raconte-t-elle.
L'isolement d'Issa dans sa cellule et le souvenir de son pays qu'il a quitté la renvoient à ses propres parents. "La manière dont nos parents parlaient de leur pays, avec l’espoir d’y retourner a toujours été émouvante. Pour eux, cela a toujours été une bouée de sauvetage. Cela me tenait à cœur de décrire correctement ce sentiment dans mon roman", confie Nadia Hathroubi-Safsaf.
Au-delà de cette recherche de documentation historique, Nadia Hathroubi-Safsaf s’est donc donnée pour mission de transmettre les récits oubliés, liées à l’immigration, et à la colonisation. La Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983, les différentes vagues d’immigration, ou encore la place des résistants algériens durant la Seconde Guerre mondiale en France sont autant de thèmes déjà abordés dans ses livres (essais et roman).
Les “trous mémoriels”, comme elle les appelle, sont des séquences de mémoire collective à combler, pour la journaliste. “Depuis que je suis moi-même mère de famille, je comprends d’autant plus que la génération de nos parents était dans la survie, la lutte du quotidien. Pourtant ils ont mené leurs luttes, comme les grèves ouvrières à l’usine de Talbot à Poissy, comme la Marche contre le racisme et pour l’égalité de 1983”, raconte-t-elle.
La question de la transmission de ces histoires est donc centrale dans le travail de Nadia Hathroubi-Safsaf, que ce soit dans ses livres, ou dans son travail de journaliste et rédactrice en chef du magazine Le Courrier de l’Atlas. Mais la journaliste regrette une grande difficulté pour accéder à des ressources pour le grand public. “Il n’y a pas d’archives de ces luttes par exemple. Je milite fort pour qu’on ait une association nationale qui archive précieusement l’histoire de l’immigration, de ses luttes, de la participation des soldats indigènes aux conflits et guerres français. Aujourd’hui, où-vas tu pour trouver des données sur cette histoire?”, s’enquiert-elle.
Alors la journaliste a voulu tout d’abord passer par la fiction en tant que romancière avec ce livre et le précédent (Ce sont nos frères et leurs enfants sont nos enfants, sorti en 2016, chez les éditions Zellige), pour toucher un plus grand public, plus jeune, qu’avec son magazine. “Pour ma part, je n’ai rien trouvé de facilement accessible. En tant que parent, j’ai envie et besoin de transmettre ces histoires”, détaille-t-elle. Mais la journaliste et romancière compte aussi aller plus loin avec l’édition de livres. “Je lance ma maison d’édition 'Bande organisée' pour produire toujours plus de ressources sur ces histoires. C’est aussi pour cela que de nombreuses autres maisons d’éditions indépendantes voient le jour depuis quelques années, comme les éditions 'Faces Cachées', 'Premier Matin de Novembre', ou encore 'Meltingbook' qui explorent toutes de différentes manières ces récits occultés”, explique Nadia Hathroubi-Safsaf.
Samia Chabani connaît bien ces thématiques de nécessité d’archivage et de transmission des histoires liées à l’immigration. Cette sociologue, dont les travaux ont porté sur le genre et l’immigration a autrefois travaillé en partenariat avec "Génériques". Cette association a beaucoup œuvré vers la fin des années 80, pour la sauvegarde d’archives privées de l'immigration en France.
Aujourd’hui directrice et cofondatrice d’une autre association, Ancrages, à Marseille, Samia Chabani continue ce travail de sauvegarde d'archives. "Pour les questions concernant l’histoire coloniale, l’histoire migratoire et même l’histoire de l'esclavage, on part deja avec un déficit d’enseignement dans le cadre scolaire", déplore-t-elle. "C'est alors à nous, personnes héritières de cette immigration de faire le nécessaire, pour se sentir légitimes à participer à ce récit, en sauvegardant des archives privées, ou en récoltant des témoignages oraux, par exemple", explique Samia Chabani.
Il est souvent difficile de récolter ces témoignages directs, les principaux concernés hésitent parfois à se livrer. "Le récit peut en effet être accompagné d'un sentiment de dépossession. Dans le narratif de la génération de nos grands-parents par exemple, il y a cette pudeur mélangée à une gêne du vaincu, de l'humilié du colonisé. Il faut du temps pour se sentir légitime à s'exprimer dans le pays du colon, pour ces personnes", raconte la sociologue. C'est aussi pour cela qu'elle a réalisé un documentaire, Les soldats de l'inconnu, dans lequel, elle revient sur la participation des soldats indigènes, notamment d'Afrique du Nord à la Seconde Guerre mondiale.
Pour Samia Chabani, son action et le travail de fiction de Nadia Hathroubi-Safsaf participent à la même démarche de visibilisation. Ce n'est pas non plus un hasard qu'il soit autant porté par des femmes, elles-mêmes héritières de ces histoires. "Ce n’est pas anodin que ce soit notre génération qui puisse enfin prendre cette parole et que ce soit en majorité des femmes aussi. Cette prise de parole est suffisamment distanciée avec cette Histoire et également réparatrice d’une certaine manière", poursuit-elle.
Les deux femmes ont également fait partie du Conseil scientifique ayant rédigé le recueil Portraits de France, remis par l’historien Pascal Blanchard à la ministre déléguée chargée de la Ville, Nadia Hai. Dans ce recueil, 318 fiches de personnalités oubliées par l'Histoire et proposées pour nommer les nouvelles rues et équipements dans les collectivités de France. Un projet initié par Emmanuel Macron et hautement symbolique pour Nadia Hathroubi-Safsaf. "Nommer les nouvelles rues pour qu'elles représentent mieux l'Histoire de France est primordial. Les sujets autour de la mémoire infusent beaucoup en ce moment. Le président Macron mène d'ailleurs une offensive mémorielle importante, avec certainement un opportunisme politique. Néanmoins, c'est un des premiers à comprendre la nécessité de travailler autour de ces questions. Moi qui travaille dessus depuis vingt ans, je vois bien la différence", analyse la romancière.
Pour la sociologue Samia Chabani, "il est important que cette représentativité soit complète et qu'elle soit plus pédagogique que commémorative". Aussi elle aime rappeller qu'elle préfère parler de "travail de mémoire que de devoir de mémoire" sur ces questions. "Avant ce recueil, il existait déjà des demarches dans ce sens, notamment celles de la Défense Nationale qui avait deja fait un travail important pour mettre en avant des soldats et tirailleurs indigènes, qui avaient combattu pour la France. Aujourd’hui aucun élu ne peut dire qu’il n’a pas accès à cette information disponible sur le site du Ministère des Armées", explique-t-elle. "Pourtant, il existe encore des élus, comme Maryse Joissains-Masin la maire d'Aix-en-Provence pour nommer un rond point Bigeard (NDLR : le général Bigeard est un militaire français dont le nom reste associé aux guerres coloniales en Indochine et en Algérie).
À Marseille, nous avons une école élémentaire Bugeaud (militaire français et Gouverneur général d'Algérie, il a joué un rôle décisif dans la colonisation de celle-ci et dans la répression des mouvements de résistance algérienne, ndlr). Quel est le message envoyé par ces responsables politiques, nostalgériques ? Pour moi, c'est celui de la provocation", déplore la sociologue.