Avec "une nouvelle approche", les sociétés civiles font entendre leur voix pour résoudre le conflit au Sahel

« Sahel : Ce qui doit changer », voici le titre du rapport publié ce 13 avril par la Coalition citoyenne pour le Sahel. Cette alliance d’acteurs de la société civile sahélienne propose une nouvelle approche pour résoudre les crises de la région qui, selon eux, ne peuvent passer par le seul renforcement des effectifs militaires. Entretien avec Niagalé Bagayoko, co-auteure du rapport.
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Sahel
Un soldat français à bord d'un hélicoptère pendant une action de l'opération Barkhane, le 19 mai 2017 (Christophe Petit Tesson, Pool via AP, File)
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Nous sommes le 19 janvier devant la Préfecture Maritime de l’Atlantique à Brest.
Le président Emmanuel Macron adresse ses voeux aux armées françaises. Et le chef de l'Etat français est catégorique. Au Sahel, « les résultats sont là ». Quelques jours plus tard, la ministre des armées, Florence Parly abonde dans le même sens. Elle parle d’« avancées opérationnelles » et de « succès militaires militaires importants ».

Pourtant, sur le terrain, la situation se dégrade chaque année un peu plus. Les populations civiles restent les premières victimes du conflit. L’année 2020 a été la plus meurtrière depuis huit ans. Face à un tel bilan, les sociétés civiles sahéliennes s'interrogent sur l'efficacité de la stratégie adoptée pour stabiliser la région. Entretien avec Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network et co-auteure du rapport « Sahel : Ce qui doit changer ». Entretien.

TV5MONDE : vous êtes co-auteure du rapport. En quoi l’actuelle stratégie menée au Sahel a montré ses limites selon vous ? 

Niagalé Bagayoko : Ce rapport vient d’un constat : la situation ne s’améliore pas au Sahel. On s’aperçoit, plus précisément, qu’il y a une dégradation continue de la crise actuelle. Les chiffres sont parlants. Entre 2017 et 2020, les attaques contre les civils ont été multipliées par sept. Le nombre de civils et de suspects non-armés tués est passé de 346 à 2440 ( NDLR : selon les chiffres de l’ONG Acled). 

TV5MONDE : quelles conclusions en tirez-vous ? 

Niagalé Bagayoko : Notre rapport ne porte que sur des données qui s’arrêtent au 31 décembre 2020, mais si l’on regarde ce qu’il s’est passé depuis le début de l’année, il est clair que la dynamique continue. Ces dernières semaines, il y a eu le meurtre de 200 civils par des groupes armés au Niger, des "bandits", selon les autorités nigériennes. Dans le même pays, fin mars, des viols ont été perpétués par l’armée tchadienne, notamment sur une enfant de 11 ans et une femme enceinte. Enfin, l'ONU a rendu un rapport selon lequel 19 civils maliens seraient morts lors d’une frappe aérienne de l’armée française.

La France réfute, mais le plus grave, c'est que si l’on fait le bilan, il y a plus de civils tués par des armées que par des groupes non-étatiques. En outre, à l'heure actuelle, près de 2 millions de personnes ont dû fuir de leur foyer. Plus de 13 millions d'enfants sont privés d'éducation. Près de 15 millions de personnes ont désormais un besoin urgent d’assistance humanitaire, c’est-à-dire une augmentation de 60 % au cours de la seule année dernière. Enfin, l'approche actuelle a clairement échoué à endiguer les attaques des groupes jihadistes ou terroristes : elles ont presque doublé chaque année depuis 2007.

Près de 2 millions de personnes ont dû fuir de leur foyer. Plus de 13 millions d'enfants sont privés d'éducation. Près de 15 millions de personnes ont désormais un besoin urgent d’assistance humanitaire, une augmentation de 60 % au cours de la seule année dernière

Niagalé Bagayoko, co-auteure du rapport «Sahel : Ce qui doit changer»

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A partir de ces données-là, il nous a semblé qu'il y avait vraiment une nécessité de réfléchir à une autre approche que celle proposée actuellement. Elle n’est pas forcément en opposition frontale avec les efforts déployés par les Etats sahéliens et par leurs partenaires internationaux. Nous suggérons, néanmoins, de compléter cette vision en mettant la protection des civils au cœur de la réponse. Aujourd'hui, ce sont eux les premières victimes. Voilà pourquoi nous avons ciblé des priorités. Notre approche ne s’ancre pas dans une démarche complètement holistique (globale) qui voudrait embrasser absolument tous les problèmes, ce rapport est le premier d'une série.

La « Coalition citoyenne pour le Sahel », qu’est-ce que c’est ? 

La Coalition citoyenne pour le Sahel s'est formée en juillet 2020. Elle est une alliance de plusieurs dizaines d’organisations de la société civile sahélienne et ouest-africaine soutenues par des ONG internationales. Alors que les populations sont les premières victimes dans la région, ces acteurs ont décidé de s’associer afin de faire entendre leur voix. Ils appellent à réorienter les priorités pour répondre plus efficacement à la crise sécuritaire dans la région. Pour eux, la lutte antiterroriste ne peut en constituer l’unique réponse. Le rapport « Sahel : Ce qui doit changer » propose des recommandations concrètes pour les gouvernements de la région et leurs partenaires internationaux. Elles sont basées sur quatre piliers : la protection des civils, la solution politique pour s’attaquer aux causes profondes de l’instabilité, la réponse à l’urgence humanitaire et la lutte contre l’impunité.

TV5MONDE : Si l’on fait le bilan, il y a plus de civils tués par des armées que par des groupes non-étatiques. Comment l’expliquez-vous ? 

Niagalé Bagayoko : Il y a plusieurs éléments. D'abord, il y a le fait qu’aucun procès de soldats ou miliciens burkinabés, maliens, nigériens ou responsables accusés ne se soit tenu. Pourtant, les Etats ont été avertis des faits et ont dit avoir engagé des poursuites. Certains faits ont même été dénoncés par des instances étatiques, par exemple la Commission nationale des droits humains du Niger, qui ont pointé la responsabilité de membres de certaines unités dans des exactions commises contre des civils. 

Il faut savoir qu’il y a certaines règles. Par exemple, si l’on prend le Code de justice militaire au Mali, celui-ci prévoit que les poursuites doivent être décidées par le ministre de la Défense lui-même. Donc, cela introduit un élément de politisation de la question. Cet exemple fait partie des choses qui sont structurellement problématiques. Par ailleurs, bien entendu, les Etats souhaitent préserver l'image de leurs forces armées. Malheureusement, cette approche me paraît un peu contreproductive dans la mesure où ce sont membres de ces mêmes armées qui se livrent à des exactions.
 

Il est extrêmement important que le comportement de certains soldats n'entache pas la légitimité et la crédibilité de ces unités dans leur totalité.Niagalé Bagayoko, co-auteure du rapport « Sahel : Ce qui doit changer »

Il est extrêmement important que le comportement de certains n'entache pas la légitimité et la crédibilité de ces unités dans leur totalité. Il y a aussi la culture du secret dans les instances militaires et cela les dessert incontestablement. Il faut rappeler que, selon les pays, entre 200 et 400 soldats sont tués par an. C’est un énorme sacrifice.
 

FICHE OPERATION BARKHANE
Plus de 5000 soldats français sont présents sur le théatre sahélien.
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TV5MONDE : comment en finir avec le sentiment d’impunité ?

Niagalé Bagayoko : On a eu des échanges dans le cadre de notre dossier avec les autorités françaises.  Il faut dire qu’il y a eu une grande évolution quant à la condamnation officielle des exactions commises par les armées. Ce n'était pas le cas précédemment, donc il y a une évolution positive. Cela a commencé à partir du mois de juin de l'année dernière, avec une déclaration très claire de Florence Parly puis de Jean-Yves Le Drian.

Selon moi, néanmoins, la question se pose de manière beaucoup plus structurelle : quand on a eu écho des viols de l’armée tchadienne, on n’y croyait pas. Malheureusement, c'était la vérité. On voit bien que considérer le renforcement des capacités de combat comme seule solution pour résoudre les crises est un problème majeur, parce que toute l'intervention peut être décrédibilisée comme c'est le cas avec cette affaire. 
 

Il faudrait que la question des droits de l’homme soit placée au cœur de l'approche militaire.​

Niagalé Bagayoko, co-auteure du rapport « Sahel : Ce qui doit changer »

Il faudrait que la question des droits de l’homme soit placée au cœur de l'approche militaire. On nous répétera à l'envi que tous ces soldats ont été formés au droit international humanitaire et au droit des conflits armés. Ce qui est vrai. Mais l’approche des droits de l'homme, c'est encore autre chose. Par exemple, rappelez-vous les manifestations anti-IBK, au Mali, au début du mois de juillet. Il y a eu des forces qui ont tiré sur la foule. Elles faisaient partie des unités anti-terroristes formées par les Occidentaux. Et pourquoi ont-ils tiré? Parce que quand bien même on doit protéger des blessés sur le front, on doit faire des prisonniers de guerre plutôt que de massacrer les ennemis. Cela n'a rien à voir avec le fait de gérer des manifestations. Le fait d'aller manifester renvoie à un droit fondamental, celui de la liberté d'expression. Cette liberté ne fait pas partie du droit international humanitaire, mais bien des droits de l'homme. Donc là, il y a effectivement un problème de culture qui va bien au-delà de la formation qui est, à chaque fois, proposée comme solution.

TV5MONDE : vous proposez des recommandations : comment faire en sorte qu’elles soient prises en compte par les gouvernements ? 

Niagalé Bagayoko : Nous avons beaucoup parlé aux décideurs de la coalition internationale pour le Sahel et nous avons été écouté. Ce rapport est le premier d'une série : nous souhaitons en publier un tous les six mois, à peu près, pour faire un état des lieux et assurer un suivi de nos recommandations.


Résumé des principales recommandations du rapport :

1. Placer la protection des civils au cœur de la réponse à la crise au Sahel

a. Inscrire la protection des civils au cœur du mandat de toutes les opérations militaires

b. Mesurer systématiquement l’impact sur les civils des opérations militaires et rendre compte de ces données dans les communiqués publics.

c. Établir des mécanismes de suivi des dommages causés aux civils 

d. Étendre la pratique des dédommagements en cas de dommages contre des civils.

2. Appuyer des stratégies politiques pour résoudre la crise de gouvernance au Sahel

a. Soutenir un dialogue politique avec l’ensemble des parties aux conflits et la société civile

b. Mieux coordonner les multiples initiatives de médiation et de réconciliation déjà engagées au niveau local 

c. Mieux gérer les dépenses publiques dans le secteur de la défense et de la sécurité 

3. Répondre aux urgences humanitaires

a. Assurer un financement de la réponse humanitaire à la hauteur des besoins

b. Faciliter l’accès des populations dans le besoin à l’assistance humanitaire, aux moyens d’existence et aux services sociaux de base.

4. Lutter contre l’impunité

a. Une politique de tolérance zéro à l’égard des violations commises par les forces de défense et de sécurité et les milices

b. Renforcer les capacités et les ressources des systèmes judiciaires sahéliens, ainsi que la protection des victimes et des défenseurs des droits humains.