Fil d'Ariane
TV5MONDE : Quelle est votre analyse à l’annonce de la condamnation de Reckya Madougou à 20 ans de prison pour terrorisme ?
Francis Kpatindé, maître de conférences à Sciences Po : C'est dommage qu'on en arrive là au Bénin parce que les preuves solides de la culpabilité de Reckya Madougou ,dans une complicité de terrorisme et de déstabilisation présumée de l'Etat béninois en marge de la présidentielle en avril dernier, n'ont pas été apportées, me semble-t-il.
Au-delà des personnes, le plus important c'est la nature de la juridiction. La Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme, la Criet, est une juridiction d'exception. Cela pose problème dans un pays qui se veut démocratique. Pourquoi ne pas avoir jugé cette personne devant une cour d'assises par exemple, une cour normale.
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Le deuxième problème, c'est la minceur des preuves apportées et des différents témoins contre Reckya Madougou, qui est ancien garde des Sceaux et ex-porte-parole du gouvernement béninois sous le président Yayi Boni.
Le troisième point, c'est la lourdeur des peines. Il y a une blague qui circule en ce moment au Bénin : elle dit que, quand vous comparaissez devant la Criet, vous êtes assuré d'avoir au moins 10 ans, sinon 20 ans. Dix ans ce fut le cas du professeur Joël Aïvo condamné lundi dernier et Reckya Madougou ami et compagne politique d'Aïvo vient de prendre 20 ans.
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TV5MONDE : Quel recours possible pour la personne condamnée ? Au Bénin ou ailleurs ?
Francis Kpatindé : Il y a le recours jurididictionnel qui existe. Elle a possibilité de faire appel de cette condamnation. A mon avis, Reckya Madougou va se concerter avec ses avocats pour voir si c'est possible, encore faudrait-il qu'elle le veuille. Même le professeur Aïvo hésite à faire appel de sa condamnation de 10 ans.
On est sur le terrain politique. Ce sont deux candidats recalés de l'opposition au président Patrice Talon qui viennent dêtre condamnés par une juridiction d'exception. Le problème étant politique, il peut être réglé sur le terrain politique.
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TV5MONDE : Comment fonctionne la Criet, la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme ?
Francis Kpatindé : C'est une cour d'exception créée il y a peu et ce qui étonne dans son fonctionnement, c'est sa rapidité. La justice doit être sereine, elle avance à pas de sénateur et généralement les gens s'en plaignent. Mais la Criet, elle, fonctionne très vite et elle arrive à condamner des journalistes, des blogueurs, des hommes politiques. Donc dans l'imaginaire populaire, la Criet apparaît comme une juridiction politique.
Au-dela de la capacité des juges, de leur formation, de leurs compétences, c'est l'institution elle-même qui est aujourd'hui mise en cause. Vous avez remarqué que la plupart des avocats de Mme Madougou se sont attaqués à l'institution, à la Criet sans pour autant parler des hommes, mais pour dire qu'elle n'a pas sa place en démocratie.
TV5MONDE : Selon vous, la communauté internationale, notamment l’Union Africaine ou surtout la Cédéao, ont-elles leur mot à dire sur la situation politique au Bénin ?
Francis Kpatindé : Forcément quand on a une cour de justice communautaire, au sein de l'Union Africaine comme de la Cédéao [ndlr, Communauté économique des Etats d'Afrique de l'ouest], elle a son mot à dire. A plusieurs reprises la Cour de justice de la Cédéao a attiré l'attention des autorités béninoises sur les violations des droits humains et des procédures judiciaires. La Cour africaine des droits humains a plusieurs fois attiré l'attention des autorités du Bénin et a même subi les foudres du gouvernement. Le Bénin reconnait plus ou moins la juridiction de la Cour africaine.
Beaucoup de gens sont inquiets alors que le Bénin a besoin de sérénité. Pourquoi ? parce qu'il y a une recrudescence des attaques djihadistes terroristes sur le flanc nord. Donc les gens ont besoin d'une unité nationale, de sérénité, d'une alliance entre les différentes forces politiques pour faire face à cette invasion. Car la situation est inquiétante, en quelques jours il y a eu trois attaques djihadistes : deux attaques ouvertes, et pas plus tard qu'hier vendredi il y a eu des mines posées sur le passage de soldats qui ont sautées. Heureusement il n'y a pas eu de morts mais des blessés. Mais quand on est menacé par des hordes djihadistes, il faut faire attention à ne pas fragiliser le tissu social et le tissu politique.
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TV5MONDE : Comment expliquer selon vous l’évincement de l’opposition et la mainmise du pouvoir par le président Talon au Bénin ?
Francis Kpatindé : Depuis l'arrivée au pouvoir en 2016 de Patrice Talon, beaucoup d'organisations de défense des droits humlains ont épinglé le Bénin sur les violations répétées des droits humains. Le président Patrice Talon veut mettre à la retraite l'ancienne classe politique, qui a fait beaucoup de politique politicienne. Tel est son objectif premier - et certains peuvent le comprendre. Mais le fait-il de la bonne manière ? Ce n'est pas sûr. Le cachet, le passeport international du Bénin jusque là, cela a été les droits humains : parce que la stabilité politique, l'alternance politique, il n'y a pas meilleure carte touristique, politique, diplomatique que celle-là.
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