Fil d'Ariane
Hugo Joncas, est journaliste. Il vient de publier dans le Journal de Montréal une enquête sur la question des investissements douteux de notables africains au Québec. Maître Jean-Claude Hébert est une référence dans le milieu juridique québécois. Il est membre du barreau depuis 1971. Tous les deux s'expriment sur l'éventuelle existence de "biens mal acquis" au Québec.
Le Canada est-il dépourvu pour lutter contre les BMA?
Hugo Joncas : Si on veut vraiment se donner la peine, on peut faire des enquêtes au Québec. Concernant les renseignements à donner au Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada (Canafe), les banques, les courtiers ont des obligations plus ou moins contraignantes. Au final, il n'y a quand même que très peu de déclarations concernant les personnalités sensibles. Les avocats, eux, du fait de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, ont obtenu devant la Cour suprême de faire jouer le privilège du secret professionnel entre eux et leurs clients.
Jean-Claude Hébert : Les lois sont adéquates, mais le problème, c'est la qualité des informations, la qualité de la preuve. Les policiers veulent bien faire des enquêtes mais encore faut-il qu'il y ait des éléments tangibles. Nous avons au Canada un système d'alerte. Nous avons une organisation similaire à ce qui existe en France pour déceler les transactions douteuses. Concernant le privilège du secret professionnel entre avocats et clients, il faut rappeler qu'il ne doit pas y avoir de manœuvre frauduleuse de la part des conseillers juridiques.
H.J. : N'oublions pas que la plupart des acquisitions dont on parle se font sans crédits, sans hypothèques. Car quand il y a des crédits, cela incite les banques à y regarder de plus près. Les acheteurs n'y trouvent aucun intérêt.
Est-ce que la présence stratégique du Canada, dans le secteur minier notamment en Afrique peut jouer au niveau provincial sur l'ouverture ou non d'une enquête sur d'éventuels BMA?
J-C.H : Je doute fort qu'un intérêt minier d'entreprises canadiennes à l'extérieur du pays, en Afrique ou ailleurs, puisse avoir un impact quelconque sur la marche judiciaire ou les opérations policières. Le Canada dispose d'un système fédéral. Les autorités fédérales ont la main sur certains secteurs d'activités. Dans un même temps au Québec, les services policiers, placés sous la tutelle provinciale, ont des obligations qui n'ont rien à voir avec les intérêts économiques du secteur minier. Il y a donc, de mon point de vue, une séparation étanche des pouvoirs qui fait que ce que l'un ne voudrait peut-être pas brasser, l'autre n'a aucun intérêt à le cacher.
H.J : Je pense que l'absence d'enquête s'explique plus facilement parce que le Canada est d'abord une démocratie libérale. Un pays qui a un préjugé plutôt favorable pour le libéralisme économique. Acheter dans l'immobilier, c'est bon pour le pays. Il n'y a rien qui va inciter a priori la Gendarmerie royale à enquêter, bien au contraire car avoir un marché immobilier vigoureux ça fait l'affaire des autorités. Et puis, la situation à Montréal, n'est pas aussi problématique que celle de Vancouver. Dans cette agglomération, les investissements étrangers sont tellement massifs que les gens n'arrivent plus à se loger. Il est vrai, cependant, qu'il faudrait sans doute que plus de policiers fassent le travail que nous avons fait au Journal de Montréal. Surtout que cela porte ses fruits. Depuis notre enquête, les autorités tchadiennes s'intéressent à cette affaire.
Enquête tchadienne sur des condos montréalais | JDM https://t.co/gbounPXbYL
— Hugo Joncas (@HugoJoncas) 20 juin 2017
H.J : Déjà, il n'y a pas ici de suspicion concernant des ressortissants de Guinée-Équatoriale. Les transactions douteuses concernent le Gabon notamment. En plus, ici, seule la police -et précisément le chef de la police- peut amorcer une investigation, à condition d'avoir une plainte au préalable. Ce n'est pas comme en France où les juges peuvent eux-même ouvrir une enquête (N.B.: en réalité, en France, les juges ne peuvent se saisir d'office : ils ne peuvent effectuer d'enquête que dans la stricte limite de leur saisine par le procureur de la République). Rappelons, par ailleurs que, malgré ça, le procès n'arrive en France qu'au bout de dix ans d'enquête et que pour l'instant, un seul pays est inquiété alors qu'ils étaient cinq suspectés au départ.