Ces trois pays ont émis leur souhait de quitter la CPI en arguant que celle-ci concentre uniquement ses enquêtes sur le continent africain. Ces retraits laissent planer la menace d’une vague de départs de pays du continent qui affaiblirait ce tribunal permanent et unique fondé en 2002. Les jours de la Cour sont-ils comptés ?
Le Burundi a notifié formellement à l’ONU son retrait, jeudi 27 octobre. Il faudra un an pour que cette lettre prenne effet. Quelques jours plus tôt, l’Afrique du Sud avait fait de même. La Gambie ne va pas tarder à formaliser son souhait de quitter ce tribunal chargé de juger les crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocides.
« Je pense que c’est une démarche coordonnée car voir trois pays, un après l’autre, quitter la CPI n’est pas anodin. Je pense qu’il y en aura d’autres qui feront le même choix prochainement. Ce sera sans doute le Kenya. L’argument de ces pays c’est de dire que le tribunal n’agit que sur l’Afrique. Mais chacun de ces pays a ses propres motivations », précise
Aaron Matta, chercheur en affaires légales au sein de l’Institut de La Haye pour une justice mondiale.
Lyal Sunga, professeur à l'institut Raoul Wallenberg, spécialisé dans les droits de l'hommes et droit humanitaire, à Lund en Suède, abonde dans ce sens :
« C’est clairement un prétexte. Ceux qui se plaignent du fonctionnement de la CPI ne sont pas les victimes, les victimes potentielles ou les citoyens, ce sont les chefs d’Etat, les leaders d’opinion. Il faut se méfier quand quelqu’un qui serait potentiellement responsable de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre, ou de génocide, s'élève contre cette Cour». Ne plus faire partie de la CPI c’est pouvoir échapper aux poursuites en cas de génocide
« Pour l’Afrique du Sud, il faut savoir que le pays a été très critiqué car les autorités n’ont pas empêché, l’année dernière, le président du Soudan, Omar Al-Bachir, de quitter le territoire, alors que les autorités sud africaines devaient l’arrêter car il était recherché par la CPI. Il est accusé crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis au Darfour », se souvient Aaron Matta.
« Dans le cas du Burundi, poursuit-il,
la CPI a dit clairement qu’elle voulait enquêter sur des graves violations des droits de l’homme. L’enquête pourrait déboucher sur un dossier jugé au tribunal. Ne plus faire partie de la CPI c’est pouvoir échapper aux poursuites en cas de génocide ».
De nombreux observateurs et ONG
craignent précisément un génocide. La violence s’intensifie de jour en jour depuis le début de la crise politique dans le pays en avril 2015. Pour les autorités burundaises, quitter la CPI c’est faire barrage à un
« moyen politique utilisé par la communauté internationale pour opprimer les peuples africains ».
Remettre en question la légitimité de la CPI
Un discours populiste qui résonne jusqu’en Gambie.
« La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, est gambienne, note Aaron Matta
. C’est une façon de remettre en question sa légitimité et donc celle de la Cour ». De plus, la procureure a été ministre de la Justice de Yahya Jammeh. Des élections dans le pays auront lieu en décembre alors que l’opposition s’allie contre le chef de l’Etat, qui dirige le pays d’une main de fer depuis 1994 et brigue un cinquième mandat.
Maître Emmanuel Attil, avocat au bareau de Paris et avocat de l'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo (voir vidéo en une ) parle plutôt de
«désaveau pour Fatou Bensouda » : «Je comprends la décision de ces trois pays. On peut être en faveur des droits des victimes et reconnaître que la CPI n'atteint pas les objectifs espérés. On peut critiquer la manière dont fonctionne le bureau de la procureure». Le moment choisi pour cette fronde n’est pas un hasard. Dans trois semaines se tiendra l’assemblée des États membres de la Cour à la Haye.
« C’est alors que le Kenya ou encore la Namibie en profiteront pour faire un esclandre. C’est la tribune parfaite pour envoyer un message », prévient Aaron Matta.
Des pays « intimidés » par la CPI
Si les critiques ne sont pas nouvelles, la CPI traverse une période délicate dont les prémices remontent notamment à l’affaire kényane.
« En mai 2011, la CPI a jugé recevables les affaires concernant six hauts dignitaires kenyans, dont un vice-premier ministre, accusés d'être impliqués dans les violences postélectorales et des crimes de masse en 2007 », indique l’ONU.
Les crimes auraient été commandités par les dirigeants du Parti de l'Unité nationale (PNU), parti au pouvoir à cette époque, et par le Mouvement orange de la démocratie (ODM), principal parti d'opposition. En 2014, le président
Uhuru Kenyatta, comparaissait devant la Cour.
« Une campagne de dénigrement a commencé car ces pays se sentent intimidés par la Cour, précise Aaron Matta.
Les critiques se sont intensifiées ces trois dernières années. Comme les actions de la Cour deviennent de plus en plus efficaces, les personnes visées par une enquête ou qui pourraient l’être tentent de se protéger. Les pays africains ont essayé de créer une Cour au niveau du continent. C’est peut-être une alternative. »
Dans le cas du Kenya c’est la procureure elle-même qui a actionné les mécanismes pour saisir la Cour. Les juges ont dû donner ensuite leur accord. Mais « la plupart des affaires jugées sont envoyées par les États eux-mêmes. Il n’y a que dans le cas du Soudan et de la Lybie qui ont été amenés devant la Cour par le biais du Conseil de sécurité de l'ONU», souligne le chercheur en affaires légales à l'Institut de La Haye pour une justice mondiale .
L'Ukraine, l'Afghanistan, la Géorgie dans le collimateur de la CPI
En Ukraine, la CPI a expliqué qu’elle ne traduirait pas uniquement en justice les rebelles de Lougansk et Donetsk mais qu’elle enquêterait aussi sur l’armée ukrainienne.
«Le principe de la CPI est de se baser sur le droit et pas sur la politique», rappelle Lyal Sunga.
Par ailleurs, la procureure a récemment ouvert une enquête sur la guerre d'août 2008 ayant opposé la Géorgie et la Russie en Ossétie du Sud. Elle continue de mener des examens préliminaires en Colombie, Afghanistan, Irak et Palestine.
La Cour fonctionne sur un principe de complémentarité. Le système fait en sorte que ce soit le système pénal national qui prime. Cela doit être la première instance. Si cette instance ne fonctionne pas, le pays peut faire appel à la Cour soit parce qu’il n’est pas capable de mener à bien des poursuites (corruption) ou refusent de poursuivre. Aaron Matta donne l'exemple du Rwanda :
« La moitié de la population avait été tuée. Il n’y avait pas un système judiciaire qui fonctionnait. C’est toujours l’Etat membre qui doit décider d’intervenir en premier ».Il semble donc injustifié de dire que la CPI a une dent contre les pays africains. Selon
Mark Kersten, chercheur en droit pénal international à l’université de Toronto interrogé par l’AFP , ces retraits ont lieu
« au moment où la Cour semble élargir son intérêt dans les crimes les plus difficiles à poursuivre en dehors de l’Afrique, dans des endroits où des Etats occidentaux sont impliqués ».
Quel danger pour la CPI ?
« Ce n’est certainement pas pour rien que ces États font du bruit. La cour fait son travail. Cette vague de départs va bien sûr faire mal à la Cour. Mais je ne pense pas que tous les pays africains suivront le mouvement. [Sur les 124 États qui ont ratifié le Sttut de Rome, fondateur de la CPI, depuis 1999, 34 sont africains]
Trois ou quatre pays réfractaires ne vont pas faire chavirer la Cour », nuance Aaron Matta.
Le professeur Sunga est moins optimiste :
«Il y a des raisons légitimes de s’inquiéter à chaque fois qu’un pays décide de quitter la CPI. C’est préoccupant car les citoyens de ce pays deviennent plus vulnérables quand il s’agit de justice et du respect de l’Etat de droit. Les pays qui sont en train de tourner le dos à la CPI sont des pays où l’exécutif a beaucoup de pouvoir et d’influence sur la justice, la police, l‘armée… Ce sont des pays où la démocratie est affaiblie. Dans ces cas-là, une décision comme celle-ci représente une menace pour la population car elle n’a plus accès à une alternative internationale. La Gambie et le Burundi traversent des périodes très délicates. Cette décision ne laisse pas augurer une amélioration ».
D'autant que cette crise rappelle une des grandes fragilités historiques de la Cour, selon l'enseignant : «
Certaines grandes puissances comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie, des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ainsi que d’autres grands pays comme l’Inde ne font pas partie des pays membres de la CPI devraient signer le traité de Rome. Comment les Etats-Unis peuvent critiquer d’autres pays si Washington ne ratifie pas le traité ? » En refusant de jouer le jeu
, ces États étoffent l'argumentaire des pays critiques de la CPI. L'expression deux poids, deux mesures revient souvent.
Certaines des actions entreprises par les différentes agences de défense américaines (CIA, NSA) pourraient être en effet traduites devant la Cour si un État membre déposait une plainte. La Russie a utilisé en 2014 un veto avec la Chine pour empêcher de référer le cas de la Syrie à la CPI.
Pour éviter de nouveaux départs et convaincre le trio rebelle de faire marche arrière - ce qu'ils peuvent faire- la CPI peut et doit faire un grand travail de pédagogie dans les pays les plus sensibles, selon l'expert en droit humanitaire qui regrette que ces trois pays soient plus audibles -pour l'instant- que l'institution internationale.
« Ce serait une réponse à la campagne de dénigrement que mènent en ce moment certains pays », conclut-il.