Centrafrique : trois journalistes russes tués alors qu'ils enquêtaient sur une société de mercenaires

Dans la nuit du 30 au 1er août, trois journalistes russes, connus pour leur indépendance, ont été assassinés par un groupe d'hommes armés dans le centre de la République centrafricaine. Ils étaient arrivés dans la région quelques jours auparavant pour enquêter sur les activités de la société militaire privée russe Wagner dans le pays.
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Trois journalistes russes ont été assassinés en Centrafrique. Ils enquêtaient sur la société de mercenaires russes Wagner.
Trois journalistes russes ont été assassinés en Centrafrique. Ils enquêtaient sur la société de mercenaires russes Wagner.
© AP / PHOTO / Pavel Golovkin
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Ils étaient estimés pour leurs enquêtes et leur indépendance. Les réactions en Russie ont été fortes après la mort de trois journalistes, tués en Centrafrique dans la nuit de lundi 30 juillet. " Les médias indépendants russes ont couvert en direct cette information depuis mardi. Les médias nationaux rapportent aussi les faits, mais évidemment, sans mentionner le sujet du documentaire qu'étaient en train de tourner les journalistes", rapporte Johann Bihr, responsable Europe de l'Est et Asie Centrale à Reporters Sans Frontières.

Deux d'entre eux étaient en effet des figures dans le milieu des journalistes indépendants, critiques du pouvoir. Orhan Djemal, célèbre reporter de guerre, était connu pour sa couverture du conflit ukrainien. Alexandre Rasstorgouïev, documentariste, avait notamment réalisé un documentaire sur les manifestations anti-Poutine en 2012. Kirill Radtchenko était caméraman.

Ils ont été assassinés par un groupe d'hommes armés, dans la nuit de dimanche à lundi, près de la ville de Sibut, à 300 km au nord de Bangui, la capitale de la RCA.

Leur véhicule a été confisqué par neuf “ravisseurs enturbannés” ne parlant “ni le français ni le sango”, la langue nationale, avant qu'ils n'exécutent par balles les trois journalistes, a indiqué Ange Maxime Kazagui, ministre de la Communication en Centrafrique. "L’un d’entre eux serait mort sur place, les deux autres un peu plus tard des suites de leurs blessures, aurait indiqué leur chauffeur, blessé lui aussi, mais ayant réussi à s’échapper", peut-on lire dans le communiqué de Reporters Sans Frontières


Des journalistes d'investigation

"Le ministère des Affaires Etrangères russe insiste lourdement sur le fait que les trois journalistes n'étaient pas accrédités, continue Johann Bihr. C'est une manière pour eux de se dédouaner de toute responsabilité. Les journalistes sont en effet entrés avec des visas touristes, ils ont dû vouloir être le plus discret possible, ce qui s'explique par la nature et la sensibilité de leur sujet de documentaire".

Les trois journalistes étaient en effet en train d'enquêter pour un documentaire sur la société Wagner, pourvoyeuse de mercenaires. Le média d'investigation russe en ligne TsOuR, a en effet confirmé avoir commandé un tel documentaire aux trois journalistes. TsOuR est détenu par Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-magnat du pétrole devenu l’un des principaux opposants de Vladimir Poutine.

Si le sujet est si délicat, en plus des enjeux géopolitiques, c'est aussi parce que les sociétés militaires privées sont officiellement interdites en Russie. L'entreprise Wagner n'a donc pas d'existence légale... alors que plusieurs journalistes sont certains de ses liens avec le gouvernement. Selon les médias russes, le groupe Wagner est financé par Evguéni Prigojine, un homme d'affaires de Saint-Pétersbourg, surnommé le "cuisinier" ou le "chef de Poutine". Il est par ailleurs inculpé par la justice américaine pour ingérence dans l'élection présidentielle de 2016, soupçonné d'être derrière une "usine à trolls".

De plus en plus, les médias indépendants russes enquêtent, et font face à beaucoup de pression. "Un des premiers journalistes à avoir fait des révélation sur l'entreprise et ses activités en Ukraine et en Syrie, Denis Korotkov, a été notamment la cible de campagnes de haine et a dû adopter des mesures de sécurité drastique", rappelle Johann Bihr.  
 
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Johann Bihr, responsable Europe de l'Est et Asie Centrale à Reporters Sans Frontières

 

Wagner, une deuxième armée russe ? 

Le rôle du groupe Wagner a d'abord été révélé en Ukraine, en 2010. En février 2018, la société fait à nouveau parler d'elle en Syrie, lorsqu'une frappe américaine contre des combattants pro-Assad fait des centaines de mort... dont des mercenaires russes combattant aux côté des forces gouvernementales. Ce sont des mercenaires de la société Wagner. Au plus fort des combats, la société est présente en Syrie avec 2.500 hommes, notamment lors de la bataille pour la reprise de Palmyre à Daech, en 2016.

Lire aussi : Syrie : un nouveau terrain de la guerre froide. Wagner une armée russe privée

Les activités de Wagner en Centrafrique semblent accompagner une présence toujours plus forte de la Russie dans le continent. En Centrafrique, alors que le conflit s'enlise, les groupes armés prolifèrent, et de plus en plus, les Russes investissent le terrain, avec leur armée... et des mercenaires. En mars 2018, une quarantaine de soldats des forces spéciales russes ont été affectés à la garde rapprochée du président Faustin-Archange Touadéra, à la place des casques bleus.

Lire aussi : Du Congo à l'Egypte, du Nord au Sud, le retour de la Russie en Afrique
 

Ce mercredi 1er août, RSF appelle à une enquête impartiale, et sérieuse du côté centrafricain, comme du côté russe. 
 

La Centrafrique, un terrain dangereux

Cet assassinat des trois journalistes russes en rappelle un autre, celui de la française Camille Lepage, tuée à 26 ans. “Plus de quatre ans après la mort de la photojournaliste Camille Lepage, ce triple assassinat démontre à quel point il reste extrêmement dangereux pour les journalistes de témoigner du conflit en République centrafricaine, estime Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. 
La photo-journaliste française Camille Lepage avait été assassinée le 12 mai 2014, alors qu’elle effectuait un reportage accompagnée d’une milice anti-balaka. L'enquête sur ce crime est entravée.  Le dossier d'instruction a tout simplement été... perdu.