Comment la guerre en Ukraine a éloigné l’Afrique de l’Occident
Le 36e sommet des chefs d’Etat de l’Union africaine s’est achevé le 19 février dernier, à Addis-Abeba, en Ethiopie, sans décision officielle au sujet des conséquences sur le continent de la guerre russo-ukrainienne. La question reste pourtant présente dans les esprits, d’autant que les chancelleries russe et occidentales ne ménagent pas leurs efforts pour séduire ou conforter leurs positions sur le continent.
L’Occident global face au Sud global
Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, les pays occidentaux soutiennent militairement l'armée ukrainienne et adoptent immédiatement une série de sanctions économiques et politiques en représailles. La plupart des pays africains refusent eux de prendre publiquement position, et donc forcément de condamner ouvertement l’invasion, puis la guerre russe contre l’Ukraine., Ils subissent pourtant de plein fouet les conséquences de ce conflit, en particulier ce qui concerne le blocage d’approvisionnements dont leurs populations ont le plus grand besoin. Mais il en est de même pour les sanctions occidentales imposées à la Russie. Vu du continent, l’analyse de la guerre en Ukraine révèle des différences de perception avec l’Occident.
Guerre en Ukraine : la position de l'Afrique a-t-elle évolué ?
La prise en compte de ce fossé est au cœur des recherches du Policy Center for the New South, un groupe de réflexion marocain dont l’objectif est de contribuer au développement de politiques publiques en Afrique et dans ce qu’ils nomment le "Sud global". Cette notion désigne les pays du Sud autrefois dits du tiers-monde et qui sont non-alignés sur l’Occident. Un Sud global dont l’Afrique fait partie intégrante.
Si la guerre en Ukraine permet de constater aujourd’hui un raffermissent de l’alliance occidentale que les chercheurs du Policy Center for the New South qualifient désormais d’"Occident global", elle montre également que les pays du Sud global, réaffirment pour certains leur autonomie, notamment en matière de politique étrangère, ou profitent de l’occasion pour consolider la diversification de leurs partenariats. « L’Occident global ne s’attendait pas non plus, écrivent les chercheurs du Policy Center for the New South, à recevoir un signal aussi clair que les intérêts occidentaux ne sont plus, de facto, ceux du reste du monde. Les valeurs occidentales ne sont pas non plus considérées comme universelles. »
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Offensives diplomatiques tous azimuts
Le dernier sommet Union européenne (UE) – Union africaine (UA), qui s’est tenu à Bruxelles, en Belgique, en février 2022, après un report dû à la pandémie de Covid-19, devait marquer le début d’un « partenariat d’égal à égal » entre les deux organisations. En dépit de la présence d’une quarantaine de dirigeants africains et, par exemple, d'une promesse d’investissement de 150 milliards d’euros dans des secteurs tels que l’énergie, les transports, les infrastructures numériques, la santé et l’éducation, le sommet est éclipsé par l’intensification de la crise en Ukraine, avant l’invasion russe du 24 février.
Comme le soulignent les chercheurs du Policy Center for the New South : « La guerre fait suite à plus de deux ans d'une pandémie qui a affecté les chaînes d'approvisionnement et la production mondiales, et a encore plus gravement touché les pays les plus pauvres du monde. La Banque mondiale estime que les pays en développement ont ajouté au moins 45 % de nouvelles dettes à des fardeaux déjà insoutenables, dans le but de gérer la crise sanitaire et de faire face à ses effets économiques et sociaux les plus flagrants. Des millions de personnes ont été repoussées dans la pauvreté […] La Zambie et le Mali ont fait défaut sur leurs dettes souveraines, tout comme le Sri Lanka, pour la première fois de son histoire. »
Et en tant qu’Africain, quand on voit la mobilisation des Occidentaux, et là je parle en tant que Sahélien, pour résoudre la crise ukrainienne, on ne peut s’empêcher de penser à tout le temps que nous avons passé à courir derrière l’Occident pour qu’elle nous donne des moyens.
Seidik Abba, essayiste et journaliste indépendant
Les conséquences de ce conflit continuent de se répercuter sur les relations entre l’UE et les pays africains. Ces derniers ont en effet fait les frais de l’interruption des importations de blé et de céréales, ainsi que des principaux intrants agricoles tels que les engrais. « Avec ce conflit, affirme Serigne Bamba Gaye, spécialiste en politiques publiques et relations internationales, on a vu que les marchés mondiaux concernant ces produits étaient chamboulés. Et l’Afrique vivait une situation difficile de pénurie. Ce qui allait avoir des conséquences inflationnistes, mais également au niveau de la stabilité sociale et politique de certains Etats. » Cette situation a conduit des pays comme le Ghana, l’Egypte et le Kenya à conclure des accords de renflouement au cours des derniers mois avec le FMI, le Fonds monétaire international.
Le recul de l'Occident au Sahel
Autre conséquence de ce conflit, la lutte d’influence entre l’Occident et la Russie s'est exacerbée au Sahel et en Afrique. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, multiplie les tournées sur le continent. L’un de ses derniers voyages l’a conduit le 6 février dernier à Bamako, au Mali. L’influence russe croissante pèse sur l’agenda diplomatique et sécuritaire de l’Union européenne dans ce pays où elle a décidé de mettre fin à ses missions de formation et d'entraînement de l'armée malienne en avril 2022. Le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères, Josep Borrell, déclarait néanmoins que l’UE « n’abandonnait pas le Sahel ». Une déclaration que contredit quelque peu le départ des troupes françaises du Mali il y a quelques mois, puis du Burkina Faso plus récemment, mais aussi celui prévu des troupes allemandes au cours des douze prochains mois.
Par ailleurs, la montée du sentiment anti-français dans la région du Sahel, a culminé en janvier 2023 avec l’expulsion de l’ambassadeur de France Luc Hallade, par la junte burkinabé, qui en cela, emboitait le pas au voisin malien. Autre événement significatif du climat de tension et de défiance avec l’Occident global, la décision des autorités burkinabé de déclarer persona non grata Barbara Manzi, la coordinatrice humanitaire des Nations unies. Parallèlement à tout ceci, les juntes militaires malienne et burkinabé intensifient leurs relations diplomatiques avec la Russie.
Cette omniprésence russe combinée à la rupture diplomatique franco-malienne et au départ des troupes françaises du Mali, montre que l’Occident global suscite des rancœurs et perd du terrain dans le Sahel en particulier. « Et en tant qu’Africain, témoigne l’écrivain et journaliste nigérien indépendant Seidik Abba, quand on voit la mobilisation des Occidentaux, et là je parle en tant que Sahélien, pour résoudre la crise ukrainienne, on ne peut s’empêcher de penser à tout le temps que nous avons passé à courir derrière l’Occident pour qu’elle nous donne des moyens ; et ils nous répètent qu’ils n’en ont pas, ils disent par ailleurs qu’ils ne nous donnent pas les armes parce que ce n’est pas la doctrine européenne. Et là, ils ont décidé de réviser leur doctrine pour donner des armes à l’Ukraine, alors qu’ils les avaient refusées au Sahel et à d’autres parties du monde. »
L’indépendance diplomatique sud-africaine
Avec la guerre en Ukraine, l’Afrique est plus courtisée que jamais. L’on se souvient qu’en mars et octobre 2022, près de la moitié des pays du continent ont choisi l’abstention ou la politique de la chaise vide, lors du vote à l’ONU dénonçant l’invasion russe de l’Ukraine. Le vote du 23 février 2023 d’une résolution qui appelle au retrait des troupes russes est presque similaire à celui d’octobre dernier. En juin 2022, dans un discours en visioconférence devant l’Union africaine, le président ukrainien Volodymyr Zelensky n’est pas parvenu à faire changer d’avis les pays réfractaires à tout choix entre les parties en conflit.
(Re)voir : "Afrique du Sud : des manoeuvres militaires controversées"
Dans le cadre de sa prochaine tournée début mars prochain en Afrique centrale, le président français Emmanuel Macron ne manquera sans doute pas de peser de tout son poids pour défendre les intérêts de la France en particulier et de l’Occident en général.
De son côté, l’Ukraine développe également sa présence en Afrique. C’est ainsi qu’en novembre dernier, elle a marqué le 90e anniversaire de l’Holodomor, une famine que Staline a fait subir au peuple ukrainien à partir de 1932, en fournissant massivement des céréales gratuites dans des pays de la Corne de l’Afrique où des millions de personnes sont frappées par la famine. Nos confrères du quotidien français Libération nous apprennent ainsi que 110 000 tonnes de céréales auraient été acheminées en Somalie et en Ethiopie, et 25 000 autres tonnes auraient été envoyées au Kenya.
L’ANC est loyale envers ses anciens alliés, dont la Russie évidemment, qui a été l’un des premiers pays à défendre l’apartheid, à former les sud-africains en les accueillant en Russie, l’URSS à l’époque, et à les former militairement…
Sabine Cessou, journaliste indépendante
Face à ces offensives diplomatiques, de grandes nations du Sud global n’hésitent pas à réaffirmer leur autonomie et leur souveraineté. C’est notamment le cas de l’Afrique du Sud, qui, un an après le début du conflit, décide de se retrouver dès ce 24 février 2023 aux côtés des forces navales russes pour dix jours d’exercice conjoints dans l’Océan indien. Si cette démarche sud-africaine n’est pas inédite, elle confirme néanmoins la volonté ferme d’assoir l’indépendance diplomatique du régime de Pretoria. L’ANC, le Congrès national africain, au pouvoir en Afrique du sud, garde en effet en mémoire le soutien soviétique au mouvement de libération. A l’inverse, certains pays occidentaux comme la Grande-Bretagne ont longtemps été hostiles aux organisations qui luttaient contre l’apartheid. « L’ANC est loyale envers ses anciens alliés, rappelle la journaliste indépendante et spécialiste de l’Afrique du sud Sabine Cessou, dont la Russie évidemment, qui a été l’un des premiers pays à lutter contre l’apartheid, à former des Sud-Africains en les accueillant en Russie, l’URSS à l’époque, et à les former militairement… Cette histoire-là ne peut pas s’oublier. »