Fil d'Ariane
TV5MONDE : La Fondation Mo Ibrahim a émis 15 recommandations pour faire valoir un point de vue africain dans les négociations climatiques. Pourquoi pensez-vous que l'Afrique n'est pas seulement un problème, mais une solution dans le débat climatique global ?
Mo Ibrahim, entrepreneur anglo-soudanais et philanthrope africain : L’Afrique contribue seulement à 3% des émissions annuelles de CO2. Le bassin du Congo à lui seul absorbe 4% des émissions globales. Donc, nous avons déjà un bilan net positif. C’est un fait.
Un autre fait, beaucoup n’imagine pas à quel point l’énergie renouvelable est développée en Afrique. 22 pays africains ont recours à l’énergie renouvelable. Aucun autre continent n’en fait autant. Nous faisons tout pour développer ces énergies, que ce soit le solaire ou l’hydro électricité qui est très populaire en Afrique.
Par ailleurs, l’Afrique possède la majorité de toutes les ressources naturelles nécessaires à l’économie verte. Il s’agit d’atouts importants. Nous sommes donc une part cruciale de la solution, et en aucun cas la cause du problème.
Si on met un prix au carbone, cela libère les forces du marché, et on réagit. Les règles du marché sont puissantes et il faut s’appuyer dessus
Mo Ibrahim
TV5MONDE : Les pays africains dénoncent une injustice climatique, qu'est-ce que cela signifie ?
Mo Ibrahim : Il y a une grande corrélation : si on regarde les 10 premiers PIB au monde, les pays les plus riches, et les émissions de carbone, c’est pratiquement la même liste. On peut mesurer le développement d’un pays ou sa puissance par la totalité de carbone rejeté. C’est une évidence que les responsables sont les pays riches. Pourtant ils ne veulent pas le reconnaitre et prendre leur responsabilité. Donc les pauvres souffrent et sans avoir contribué au problème. Les riches disent, on va vous aider, mais leurs promesses de milliards de dollars ne sont pas encore matérialisées.
Ce dont nous avons besoin, c’est de fixer un prix au carbone. Regardons ces émissions comme une ressource limitée qui ne devrait pas dépasser disons 21 milliards de tonnes par an. Vous ne devriez pas dépasser l’équivalent de 3 tonnes de CO2 par personne par an en moyenne. Donc ceux qui dépassent ce seuil devrait payer, et celui qui émet moins devrait recevoir de l’argent. Si on met un prix au carbone, cela libère les forces du marché, et on réagit. Les règles du marché sont puissantes et il faut s’appuyer dessus.
TV5MONDE : Des pays africains plaident pour le droit d'exploiter leurs ressources fossiles, principalement le gaz : pourquoi ne pas directement privilégier les énergies renouvelables ?
Mo Ibrahim : Comme je vous l’ai dit, les pays africains utilisent déjà les énergies renouvelables. En Afrique, plus que n’importe où ailleurs dans le monde. C’est très bien ainsi et on continue. Mais nous avons besoin du gaz pour soutenir cette tendance, car pour le moment c’est insuffisant. Nous avons beaucoup de gaz, la moitié va vers l’Europe qui investit et construit des infrastructures.
L’Allemagne vient juste d’inaugurer un terminal de gaz et la Commission européenne dit que le gaz est une ressource de transition valable. Nous posons la question suivante : pourquoi l’Europe se réjouit de développer le gaz, alors qu’elle pollue à hauteur de 6 tonnes de CO2 par habitant en moyenne ? Nous, nous ne rejetons que la moitié d’une tonne de CO2 par an par habitant et on nous dit « vous ne devez pas utiliser le gaz comme une énergie transition ». C’est de l’hypocrisie, il y a deux poids deux mesures, c’est totalement inacceptable.
Nous avons une blague en Afrique : une personne d’un pays africain pauvre se plaint à Dieu et lui dit : « pourquoi as-tu placé toutes ces ressources en RDC et non dans mon pays ? » Dieu lui répond : « c’est vrai mon fils, mais regarde quelle sorte de dirigeants je leur ai donnés. »
Mo Ibrahim
TV5MONDE : Plusieurs pays africains exploitent déjà leurs ressources d’hydrocarbures depuis des décennies et ils n’ont pas pour autant atteint les objectifs de développement, ni par exemple l'accès l’électricité pour tous ?
Mo Ibrahim : Le problème est de deux ordres. D’une part, tous les pays africains n’ont pas accès au gaz. Une majorité n’y a pas accès. D’autre part, même si vous avez du gaz, vous avez besoin d’infrastructures pour l’acheminer du gisement au marché de consommateurs. Il faut des moyens de stockage, des gazoducs, tout cela fait défaut. Donc les financements existent, les ressources naturelles à explorer, exploiter et exporter, malheureusement le gaz n’est pas accessible aux populations locales ce qui est une autre situation étrange.
TV5MONDE : Ne faut-il pas souligner l'échec des dirigeants africains à redistribuer les richesses ?
Mo Ibrahim : L’une des principales missions de la Fondation Mo Ibrahim est de traiter les questions de gouvernance en Afrique. On pourrait parler également de l’Europe, mais on est concentré sur nos propres dirigeants, nos propres modèles de gouvernement. Nous sommes les premiers à critiquer toutes défaillances en matière de leadership ou de bonne gouvernance. C’est essentiel, nous avons besoin de bonne gouvernance en Afrique, comme en Europe, aux Etats Unis ou même en Chine, car il faut agir à l’échelle globale pour que cela fonctionne.
Je suis d’accord : en Afrique nous n’avons pas les dirigeants qu’il faut, alors que nous avons tant de ressources. La République Démocratique du Congo devrait être le pays le plus riche du monde, vu les ressources fantastiques dont elle dispose. Malheureusement, il y a des abus, des vols, personne ne paie d’impôts et aucune des ressources n’est transformée sur place.
Lutter contre la corruption et lutter contre le changement climatique, c’est le même combat !
Mo Ibrahim
Nous avons une blague en Afrique : une personne d’un pays africain pauvre se plaint à Dieu et lui dit : « pourquoi as-tu placé toutes ces ressources en RDC et non dans mon pays ? » Dieu lui répond : « c’est vrai mon fils, mais regarde quelle sorte de dirigeants je leur ai donnés. »
Nous continuons donc à critiquer la mauvaise gouvernance en Afrique, mais nous attendons aussi une meilleure gouvernance et un meilleur leadership de nos amis les pays du Nord.
TV5MONDE : La corruption est un fléau en Afrique. Comment lutter contre la corruption et contre le changement climatique ?
Mo Ibrahim : Lutter contre la corruption et lutter contre le changement climatique, c’est le même combat. Je suis content que certains pays reconnaissent leurs responsabilités dans le changement climatique et se disent prêt à payer des millions de dollars pour les pertes et préjudices. Le problème est plus d’ordre légal : si on accepte de porter la responsabilité, on ne sait pas à combien va s’élever la note, cela crée des disputes, et je comprends que chacun défend ses arguments.
Mais je pense qu’une solution immédiate serait qu'on tombe d'accord sur un prix juste pour le carbone : c’est le sujet majeur que personne veut aborder, il n’y a pas d’autre solution à cette crise que le prix juste pour le carbone. Cela va changer les comportements, générer des fonds pour aider les pays qui souffrent des changements climatiques, ceux qui n’émettent pas de carbone et faciliter leur adaptation et l’atténuation des émissions. Surtout, il ne s’agit pas de charité. Car le problème est que les pertes et préjudices s’apparente à quémander. Cela ne fonctionne pas. Ce ne doit pas être de la charité, mais une règle claire : qui consomme, paie. C’est compréhensible par tous et c’est équitable.
TV5MONDE : Les populations africaines et la société civile peuvent-elles faire confiance en leurs dirigeants pour résoudre les problèmes d'adaptation et d'atténuation ?
Mo Ibrahim : Je peux dire que nous surveillons nos dirigeants de près, et gardons un œil critique. Nous devons préserver les forêts qui jouent un grand rôle pour absorber le carbone. Mais cela soulève une autre question : l’Amazonie est le plus grand puits de carbone, le bassin du Congo est le second. Le monde entier demande de les préserver, de ne pas abattre les arbres, ne pas les commercialiser. Mais si ces atouts sont un bien commun, ne devrions-nous pas supporter le coût de leur préservation globalement ?
Il y a des biens communs au bénéfice de toute la planète, car il s’agit d’un problème global, l’atmosphère est globale : donc si on veut préserver l’Amazonie ou le Bassin du Congo, nous devrions tous payer pour cela.
Mo Ibrahim
Récemment la RDC a accordé des licences à des compagnies pétrolières pour de la prospection dans le bassin du Congo. Si on donne des compensations et qu’on paie pour la préservation, à ce moment-là le gouvernement devrait arrêter d’accorder des licences aux compagnies forestières, pétrolières etc. Ce que je veux dire c’est qu’il y a des biens communs au bénéfice de toute la planète, car il s’agit d’un problème global, l’atmosphère est globale : donc si on veut préserver l’Amazonie ou le Bassin du Congo, nous devrions tous payer pour cela.
TV5MONDE : Les changements climatiques génèrent des conflits locaux et régionaux. Comment impliquer les communautés africaines et la société civile pour leur résolution ?
Mo Ibrahim : C’est un vrai problème qui oppose différentes communautés. Les éleveurs ont des animaux qui doivent paitre, mais les pluies ne tombent, le désert avance. Donc ils se déplacent avec leurs troupeaux vers des zones plus fertiles, qui sont des terres agricoles. Les agriculteurs doivent protéger leurs cultures, et cela génère des conflits.
Cela s’est déroulé dans le Darfour et dans beaucoup d’endroits au cours des 20-30 dernières années : au Sahel, au Nigeria, au Soudan, c’est un problème majeur et les gouvernements doivent s’en emparer à l’échelle globale. Pas de manière partisane, comme cela s’est passé au Darfour quand Omar el-Béchir a commencé à armer les milices Janjawid pour tuer les Darfouris. Il y a eu un génocide. La raison est la mauvaise gouvernance. Mais il y a un manque de résilience, car beaucoup de ces pays n’ont pas assez de ressources pour faire face et préserver les droits des différentes communautés.
C’est un problème économique, si on n’a pas les ressources fiscales pour lutter contre la désertification et le changement climatique, cela affecte notre capacité de résilience et c’est un cercle vicieux. Moins on est résilient, plus l’impact du changement climatique est fort, on s’enfonce dans des conflits qui opposent les communautés, qui créent des guerres civiles ou du terrorisme. Il n’y a pas de baguette magique. Les institutions globales ne sont pas vraiment en mesure de régler ces problèmes, j’aimerais que le FMI, la Banque mondiale aient plus de moyens, de flexibilité pour gérer cette crise. Il faut renouveler tout cela.
Certains pays tentent de sortir de l’engagement de l’accord de Paris de limiter la hausse de température à 1,5°C. Nous ne sommes pas sur la bonne voie, nous allons plutôt vers 2,5°C de hausse de température.
Mo Ibrahim
Une chose me surprend et me gêne : si vous êtes un pays riche, vous empruntez à un taux très bon marché, mais si vous êtes un pays pauvre, vous devez payer 10% de plus. En Afrique, on emprunte actuellement à 4 à 14% d’intérêts : comment pouvez-vous supporter ça ? Donc la capacité d’emprunt pour se développer est limitée par des agences de notations étranges qui en fait poussent les gens à s’endetter, ce système ne fonctionne pas.
TV5MONDE : Il existe un conflit entre l'Ethiopie, l'Egypte et le Soudan autour de l'eau du Nil. Les pays africains ne sont-ils pas plus rivaux que unis pour l'accès au ressource en eau ?
Mo Ibrahim : Les conflits entre voisins existent parfois, je ne parle même pas de ce qui se passe en Ukraine et en Russie, ou avant dans les Balkans, les tensions existent entre pays. Heureusement dans le cas présent, on n’en est pas à se faire la guerre. Ils se disputent sérieusement. En fait, c’est un problème que j’essaie d’examiner, notre fondation tente d’œuvrer à faire baisser les tensions. Je pense que cela ne devrait être un problème, et cela aurait dû être réglé si les gens étaient capables discuter les uns avec les autres. Malheureusement il y a tellement d’autres faits qui causent de l’incompréhension et la mauvaise volonté n’aide pas à résoudre cette question. Je crois qu’il y a une solution et qu’il n’est aucunement question d’un conflit armé.
TV5MONDE : La COP27 à Charm el-Cheikh est sur le point de s'achever. Quel est votre sentiment ?
Mo Ibrahim : Ce n'est pas très encourageant, les gens ne sont pas à la hauteur de l'enjeu, nous sommes face à un défi sérieux et nous devons prendre des actions décisives. J’espère un sursaut de dernière minute, mais sincèrement je n’y crois pas.
Je pense que l’on va avoir de nouvelles promesses, qui ont de grandes chances de ne pas être tenues. Tant qu’on s’en tient à des promesses, cela ne marche pas. Il nous faut une feuille de route claire, avec des responsabilités claires, et comme je l’ai dit, un prix du carbone, là est toute la question.
Par ailleurs, certains pays tentent de sortir de l’engagement de l’accord de Paris de limiter la hausse de température à 1,5°C. C’est triste car nous avons besoin de contenir la hausse à 1,5°C, hélas nous ne sommes pas sur la bonne voie, nous allons plutôt vers 2,5°C de hausse de température. Les gouvernements et les dirigeants font des promesses, mais tous ne les respectent pas.
Voir aussi : COP27 : "La COP de l'Afrique signifie que ses résultats profitent aux populations africaines"