Fil d'Ariane
«Mon frère est mort vendredi à deux heures du matin. Il m’a appelé à son chevet. Avec les formalités de départ, je ne pouvais pas y être à temps. Pour aller en Algérie, je dois passer par le consulat ».
Omar Tibourtine est médecin en région parisienne. Il n’a pas pu se rendre en Algérie au chevet de son grand frère avant sa mort. Comme lui, ils sont nombreux à s’être retrouvés dans cette situation. Depuis le 17 mars 2020, l’Algérie a fermé ses frontières aux étrangers et à ses ressortissants avec pour objectif affiché d'éviter la propagation du Covid-19 sur son territoire. Une décision qui laisse sur le carreau des milliers de personnes qui se trouvaient à l'étranger, qu'ils soient Algériens vivant en Algérie ou membres de la diaspora.
Rentrer en Algérie n'est pas impossible. Pour certains, le processus n'a pris que quelques jours. Mais il ressemble pour la plupart à un parcours du combattant, miné d’incertitudes, et flou. Il en décourage plus d’un.
Pour pouvoir se rendre en Algérie, il faut une autorisation et un motif valable. Une démarche en plusieurs étapes : aller directement dans un consulat algérien ou à l’ambassade d’Algérie en France, copie du passeport algérien, justificatif du motif de rapatriement (s'il existe) et numéro de téléphone en main. Trois ou quatre jours plus tard, il faut ensuite se rendre sur une plateforme d’Air Algérie, rentrer son numéro de passeport et attendre de voir son nom passé « au vert ». Dans ce cas, cela signifie que l’on est dûment inscrit sur la liste de rapatriement. Air Algérie contacte alors, en théorie, les intéressés en proposant les premiers vols disponibles. Le départ est alors possible à condition d’effectuer un test PCR moins de 72 heures avant le vol.
25 ressortissants Algériens sont bloqués à l'aéroport de Roissy depuis le mois de février. Tous venaient de Londres. Ils dorment à même le sol dans le terminal 2E de l'aéroport parisien. L'Algérie leur refuse l'embarquement en direction d'Alger en invoquant des raisons sanitaires et l'apparition du variant anglais.
« Quand je suis allée au consulat algérien, pour m’inscrire, la personne m’a demandé des motifs d’entrée dans mon pays. J’ai explosé de rire, je ne savais pas quoi lui répondre. Je lui ai dit littéralement « Vous vous foutez de moi » ? Je sais que c’est une procédure, qu’elle était obligée de me l’imposer… Plusieurs fois, en me rendant au consulat, j’ai assisté à des drames, des personnes expliquant qu’elles étaient en train de perdre quelqu’un et qu’elles n’allaient pas pouvoir revoir leur proche mourant parce qu’on les empêchait de rentrer chez elles », témoigne Sofia Djama, une réalisatrice algérienne vivant entre Paris et Alger.
Sofia Djama ne s’est pas inscrite sur la liste de rapatriement auprès du consulat au début de la pandémie. En décembre 2020, elle finit par le faire. Depuis, aucune nouvelle ni du consulat ni d'Air Algérie.
« On ne s’est pas inscrit sur les listes consulaires au début de la pandémie car on se disait que la priorité était naturellement à ceux qui étaient venus pour des courts séjours. On connaît l’Algérie et son incapacité chronique à organiser les choses donc on s’était dit que ça allait être compliqué. À partir du mois d’août, j’ai commencé à trouver le temps très long. Une amie a dû emménager chez moi à Alger pour s’occuper de mes chats. Un autre ami s’occupe de nos affaires courantes à Alger… Notre vie est complètement chamboulée ».
Au Canada, la situation est la même que partout ailleurs pour la diaspora algérienne et certains se plaignent du prix du billet. Farid, 39 ans, est résident permanent depuis cinq ans à Montréal. Il a perdu son père en septembre dernier sans pouvoir se rendre à son enterrement. L’aller simple pour se rendre à Paris puis vers l’Algérie coûtait trop cher (1300 dollars). Farid devait déjà se rendre en Algérie le 24 mars 2020 mais les vols avaient été annulés à partir du 17 mars. Après avoir appelé Air Algérie, il a appris qu’il n’allait pas pouvoir utiliser son crédit voyage. Au téléphone, sa voix est lasse.
« J'ai tout essayé pour pouvoir assister à l’enterrement et rester aux côtés de ma mère pendant cette épreuve, en vain. Je me suis rendu au consulat à Montréal et on m’a dit que ma situation n’était pas prioritaire. Toutes les portes se sont fermées devant moi et jusqu'à présent, je n'arrive pas à faire mon deuil ».
Ils sont nombreux à être limités par les contraintes budgétaires du rapatriement, qui requiert de venir à Paris pour pouvoir se rendre en Algérie. Nombreux à se confronter à un mur, disent-ils, auprès des consulats. Souvent, les réponses ne viennent pas.
Aïcha, résidente en France, a perdu son père dans un accident de la route en Algérie. Elle n'a pu se rendre au pays pour honorer la mémoire de son dernier parent.
« Je suis perdue, triste et en colère. Je viens de perdre mon papa, hier, en Algérie, à 22h25, dans un accident de la route. Mon père était le seul parent qui me restait. Il est décédé à l’hôpital de Tlemcen, je n’ai même pas pu être présente avec mes proches pour son enterrement, ni le voir pour la dernière fois. Je me sens déconnectée, je compatis avec toutes les personnes ayant vécu ces drames tragiques sans pouvoir faire un dernier adieu à leurs proches. La mort ne prévient pas. »
Beyge vit, elle aussi, en France. Le 4 mars 2020, sa mère vient d'Algérie pour quelques jours voir son médecin à Lyon. Depuis, elle n’a pas pu rejoindre son pays. Elle a la chance d’avoir sa fille sur place. « Cela fait un an qu'elle est bloquée à Lyon. En Algérie, elle a laissé mon père avec deux de leurs filles dont une handicapée. Elle n’a jamais été contactée pour prendre un vol, même si elle s’est inscrite sur la liste de rapatriement auprès du consulat de Lyon. Nous nous y sommes rendues plusieurs fois, mais ils nous disent qu’ils ne peuvent rien faire et que l’on doit attendre d’être contactées ».
Pour les Algériens présents sur le sol algérien, séparés de leurs proches, l'inquiétude et l'impuissance sont aussi leur lot quotidien. Cela fait deux ans que le fils de Mohammed est parti étudier en Ukraine. La pandémie a mis un coup d’arrêt à sa deuxième année d’études de langues. L’Université de Kiev a fermé ses portes ainsi que la cité universitaire où l’étudiant résidait. Il est désormais sans ressources sur place et sans possibilité de retour.
« Pour subvenir à ses besoins, mon fils a acheté un véhicule pour pouvoir approvisionner en repas chauds les personnes âgées. Mais en période de confinement, il rencontre à chaque fois des problèmes avec la police : son permis de conduire international n'est pas valable en Ukraine. Il veut absolument rentrer au pays. Il ne peut ni travailler, ni étudier et moi, son papa, je ne peux même pas lui envoyer de l’argent", témoigne Mohammed.
À l’heure actuelle, seuls trois vols partent tous les jours de Paris vers l’Algérie. Il faut faire le déplacement à l'aéroport de Roissy ou Orly, que l’on se trouve à Marseille, en Belgique ou en Amérique du Sud, pour pouvoir se rendre en Algérie.
Par ailleurs, lorsque l’on part en Algérie, on achète seulement un billet aller. Le voyage retour vers la France ou tout autre pays ne peut s’acheter qu’une fois sur place. Compliqué, lorsque l’on a un travail et une famille, de ne pas savoir quand on sera de retour chez soi.
« Au-delà du caractère dissuasif, il y a une volonté de contrôle des flux. Et si vous allez en Algérie, il n’est pas du tout sûr que vous puissiez revenir dans des délais raisonnables, c’est-à-dire qui vous permettent de reprendre votre travail dans dix jours », explique le docteur Tibourtine.
Un protocole dissuasif, à dessein : dans le pays, les tests PCR pour détecter le Covid-19 ne sont pas assez nombreux. Les stocks restent à l’heure actuelle trop bas pour faire tester tous les Algériens de retour en Algérie. Par ailleurs, les tests PCR coûtent cher et ne sont pas remboursés. Le prix d'un test virologique varierait entre 11 000 et 88 000 DA, (entre 68 et 550 euros selon le prix plafond fixé). Les prix explosent particulièrement dans les laboratoires privés du pays.
Djouadi réside seule en France. Elle habite loin de Paris et assure ne pas pouvoir se permettre les déplacements à l’ambassade et une organisation de dernière minute.
« Je ne suis pas « bloquée ». Je suis résidente en France. Vivant seule, j'aurais voulu rendre visite à ma famille en Algérie. Avec toutes les démarches qu'il faut faire pour m’y rendre, je suis dépassée. En plus, tous les départs se font de Paris alors que j'habite à 550 kilomètres de la capitale. C'est une évidence que ce n'est pas possible ».
Même constat pour Hana, résidente en France. « Je suis loin de Paris, c'est juste impossible de s'y rendre seulement pour déposer une demande d’autorisation. Tout cela pour me rendre chez moi, en Algérie, vous vous rendez compte, c’est chez nous, c’est notre pays ! ».
Entre les motifs impérieux de déplacement requis en France et la fermeture des frontières algériennes, le casse-tête et les inquiétudes ne font que s’épaissir pour les Algériens à l’étranger désireux de rentrer ou de retrouver leur famille. Depuis le 4 février, la case « regroupement familial » a été ajoutée à l’autorisation de voyage en France. Mais elle ne s’adresse qu’aux étrangers résidant dans l'Hexagone ayant commencé leurs démarches pour amener leurs proches en France, depuis au moins deux ans.
Les couples, mariés ou non, subissent aussi de plein fouet la politique de fermeture des frontières. Des familles, des couples sont séparés depuis mars 2020. Erika est mariée à un Algérien. Elle habite au Costa Rica. Cela fait un an qu'elle n'a pas pu voir son mari qui se trouve en Algérie.
"Nous n'avons pas pu nous voir depuis janvier 2020. En Amérique, la plupart des pays ont ouvert les frontières depuis la fin de l'année dernière. Il est illogique de les garder fermées, cette maladie restera à jamais et nous devons apprendre à vivre avec. De nombreuses familles sont séparées et c'est injuste, ils violent nos droits familiaux universels", raconte Erika.
Pour les Algériens d’Algérie bloqués à l’étranger, comme pour la diaspora, la situation est « injuste », « ubuesque », « absurde ». Des groupes Facebook intitulés « Rapatriement d’Algériens bloqués en France » et « Algériens bloqués à travers le monde » réunissent respectivement 18 000 et 27 000 membres au 7 février 2021. Ces groupes d’entraide donnent des conseils sur les démarches à suivre, comme se rendre auprès de l’ambassade d'Algérie à Paris plutôt qu’auprès des consulats. Ils proposent de l’aide, permettent de demander à un voyageur d'amener des médicaments en Algérie ou tout simplement, ils servent à faire part de son désespoir, de ses revendications auprès d’un gouvernent que certains qualifient de "muet".
Toutes les expériences ne sont pas mauvaises. Kynen a suivi les conseils de membres du groupe Facebook « Rapatriement d’Algériens bloqués en France ». En quatre jours, elle a pu avoir un vol en passant par l’ambassade d’Algérie à Paris.
« Je me suis inscrite à l'ambassade d'Algérie à Paris un lundi. Jeudi matin, Air Algérie me contactait pour fixer le vol samedi. Il y avait beaucoup de monde et le vol avait 1h30 de retard. À part cela, aucune complication. La police aux frontières n’a pas demandé de justification à la raison de mon voyage ».
D'autres associations et collectifs d’entraide se sont mobilisés depuis le début de la crise, rassemblés au sein d'un mouvement, Free Algeria.
« Le gouvernement ne communique pas. Il y a des étudiants dont les études sont finies et qui sont toujours bloqués. Ils ont trouvé de la solidarité auprès de la communauté algérienne. À Metz, par exemple, une chaîne de solidarité s’est faite, on a hébergé deux jeunes étudiantes qui n’avaient plus aucune ressource. Elles étaient venues dans un cadre précis avec une bourse, elles n’avaient plus rien pour vivre. Et les autorités algériennes ne se sont pas occupées d’elles. Dans quel pays laissons-nous des citoyens totalement abandonnés ? La solidarité ne peut pas durer éternellement… », raconte Nadia Salem, membre du collectif « Debout l’Algérie Lorraine » et du « Hirak » parisien (ndlr : mouvement de protestation spontané contre le pouvoir algérien).
C'est juste avant la pandémie de Covid-19 et la fermeture des frontières algériennes que Kamel Haddar crée l'application "Temtem One". L'objectif : maintenir des flux entre l'Algérie et le reste du monde.
"Avant la pandémie, c’était la famille qui offrait des cadeaux, des denrées alimentaires et des médicaments. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. "Temtem One" est comme "Amazon", sauf que les gens paient avec leurs cartes et les commerçants sont en Algérie. Nous faisons le lien entre les commerçants, la diaspora et leur famille" explique Kamel Haddar.
Depuis sa création et la pandémie, l'application est un succès. Notamment pour les livraisons de nourriture.
"On fait des taux de croissance de 300%. On vend de tout : téléphones, électroménager, jeux de société et pour 50% de la nourriture, dont beaucoup de viande. Quand on regarde le prix du panier moyen chez nous, il est assez élevé : 65 euros ".
Sans compter le manque de communication du gouvernement algérien envers ses ressortissants, des Algériens membres de la diaspora accusent l’État de les considérer comme des étrangers dans leur pays.
« Ce qui ressort, c’est l’incompétence crasse des autorités à gérer cette situation. C’est tout. Et au-delà de cela, le fait que les Algériens de la diaspora restent là où ils sont arrange peut-être bien les autorités. Le gouvernement en profite depuis, notamment pour mener une répression féroce contre les militants et les journalistes ayant couvert le mouvement », affirme Nadia Salem membre du « Hirak » parisien.
Pour la réalisatrice Sofia Djama, la pandémie a cristallisé un ressentiment ancien envers la diaspora algérienne. « Je survole les différents groupes sur les réseaux sociaux d’Algériens bloqués à l’étranger… La fermeture des frontières est une décision qui reste assez populaire en Algérie : on nous dit que c’est bien que le gouvernement ait fermé les frontières, qu’on est mieux à l'étranger, qu’il ne faut pas oublier qu'un « immigré » a amené le coronavirus (ndlr : un Italien de Lombardie travaillant pour la compagnie italienne ENI), déclare Sofia Djama. La pandémie a fait ressortir un vieux ressentiment à l’égard de la diaspora. La relation n’est pas apaisée entre les Algériens résidant en Algérie et ceux résidant à l’étranger. Il y a toujours ce rapport à l’immigration qui est malsain ».
Jusqu'à présent, selon le magazine français Le Point, le ministre algérien de l'Intérieur, Salah Eddine Dahmoune, affirme avoir rapatrié sur son sol quelque 36 000 ressortissants entre mars et décembre 2020.