Côte d’Ivoire : avec Gbagbo radié, quels sont les enjeux de la liste électorale en débat ?

Dans la perspective des élections locales en Côte d'Ivoire prévues en septembre prochain, l'ancien président Laurent Gbagbo a déposé jeudi 8 juin, à Abidjan, une réclamation auprès de la Commission électorale indépendante (CEI), pour son inscription sur la liste électorale 2023. Son parti le PPA-CI ainsi que le PDCI-RDA, les deux grands partis d’opposition ivoiriens récemment alliés, dénoncent d’une même voix des irrégularités sur cette liste. La CEI rappelle pour sa part l’existence des voies de recours, et son président, Ibrahime Coulibaly-Kuibiert, s'agace face à ces critiques. Analyse.

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Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié

Les deux principaux leaders de l'opposition ivoirienne, l'ancien président Laurent Gbagbo à gauche, et l'ex-président Henri Konan Bédié, à droite. 

© AP Photo/Diomande Blé Blonde
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C'est par un communiqué de presse daté du 7 juin 2023, que le PPA-CI, le Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire, a annoncé que son leader, l'ancien président Laurent Gbagbo, se rendrait dans l'un des bureaux de la Commission électorale indépendante (CEI), à Abidjan, pour déposer sa réclamation concernant son inscription sur la liste électorale 2023.

Radié pour avoir été condamné dans l'affaire du braquage de la BCEAO, Laurent Gbagbo a déclaré à sa sortie du bureau de la CEI : « Je réfute avec vigueur une telle accusation. Dans ma vie, j’ai toujours travaillé pour que je n’aie aucune ombre dans mon casier judiciaire. » 

Jeudi, l'ancien président ivoirien a affirmé qu'il ne laisserait pas son nom être "sali". 

"Non, non et non je ne laisserai pas mon nom sali sans me battre. Je suis encore debout!", a-t-il martelé lors d'une déclaration à la presse.

L'absence de Laurent Gbagbo constitue l'une des raisons pour lesquelles le PPA-CI et le PDCI-RDA dénoncent les irrégularités contenues dans cette liste rendue publique le 30 mai dernier par la CEI. Face aux critiques, le président de la Commission, Ibrahime Coulibaly-Kuibiert, répond et s'agace.  

La réponse de la Commission électorale indépendante

Au micro de nos confrères de Radio France Internationale, le président de la CEI lâche : « Pourquoi je suis un peu excédé ? C’est parce que, à chaque élection, on sort cela, on brandit cela comme un chiffon rouge. Puis, après les élections, personne n’en parle comme si ce n’était pas un problème sérieux. Et ce que j’ai envie de dire, qui me paraît plus hilarant, c’est qu’on fait croire aujourd’hui que cette liste électorale est infecte et n’est même pas propre à l’usage auquel on la destine. Mais la plupart des candidats, pour ne pas dire tous les candidats, ont été élus sur la base de cette liste électorale. C’est curieux, non ? Je pense qu’il faut aller à l’essentiel. La Côte d’Ivoire a tant souffert, il faut éviter ces situations qui peuvent affecter encore la paix sociale. C’est tout. »

Des arguments jugés irrecevables par Justin Koné Katinan, deuxième vice-président et porte-parole du PPA-CI. Au cours d’une conférence de presse qui s’est tenue au siège du PDCI-RDA le jeudi 1er juin, à Abidjan, les deux principaux partis d'opposition ont dénoncé les « anomalies sur les listes électorales. »

Secrétaire exécutif du PDCI-RDA, chargé des relations extérieures, Youssoufou Joseph Bamba a ainsi déclaré : « Nous avons établi une typologie non exhaustive des anomalies : la présence de personnes mineures, de personnes centenaires, de personnes décédées, déchues de leurs droits civiques et politiques, à filiation inconnue ou incomplète… » En l’espace de quarante-huit heures, les deux partis disent avoir déceler un nombre très important d’anomalies. 

Conférence de presse conjointe PDCI-RDA et PPA-CI à Abidjan, en Côte d'Ivoire

Youssoufou Joseph Bamba (2e à partir de la gauche), secrétaire exécutif du PDCI-RDA, chargé des relations extérieures, et Justin Koné Katinan, deuxième vice-président et porte-parole du PPA-CI, lors de leur conférence de presse, à Abidjan, en Côte d'Ivoire, le 1er juin 2023.

Capture d'écran


Pour Justin Koné Katinan, deuxième vice-président et porte-parole du PPA-CI, il ne s’agit là que d’un travail préliminaire. Et il ajoute : « Si, en si peu de temps, nous avons pu déceler autant d’anomalies et d’irrégularités, c’est donc dit qu’il existe un nombre insoupçonné d’éléments incohérents qui nécessiteront un traitement global et approfondi des données contenues dans la liste électorale provisoire. C’est pourquoi nous estimons que prévoir un mois au lieu de 10 jours pour la période de contentieux est la chose la plus raisonnable à faire. »

Depuis le 30 mai dernier en effet, la liste électorale provisoire 2023 est affichée dans tous les lieux de vote ivoiriens, et consultable sur le site internet de la CEI, mais aussi par SMS en tapant #919# ou *919# chez tous les opérateurs de téléphonie mobile.

Et depuis le 1er juin, et ce jusqu’au 10 juin prochain inclus, les réclamations sur la liste électorale provisoire (correction, radiation ou inscription), peuvent être adressées aux commissions électorales locales sur toute l’étendue du territoire, ainsi que dans les commissions électorales des représentations diplomatiques ivoiriennes de 18 pays où a lieu le recensement.

Le PDCI-RDA et le PPA-CI estiment cependant que ce délai doit être porté à un mois au moins. « La liste provisoire, précise à ce sujet Emile Ebrottié, porte-parole de la CEI, quand elle est produite, toute personne qui est inscrite sur la liste électorale peut demander qu'il y ait des réajustements. Ce n’est donc pas forcément une affaire de partis politiques. Nous avons donné la liste provisoire aux partis politiques pour leur permettre de se faire une opinion de cette liste, puisque leur objectif c'est de s'organiser et de conquérir le pouvoir. » 

Exemple d'irrégularité relevé sur la liste électorale provisoire par le PPA-CI

Un exemple d'irrégularité relevé sur la liste électorale provisoire 2023 par le PPA-CI, le Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire, concernant la présence sur cette liste d'un mineur. 

© Capture d'écran réalisée par le PPA-CI

D’ailleurs, le jour même de la publication de cette liste, au cours d’une conférence de presse tenue au siège de son parti, à Abidjan, Me Habiba Touré, présidente de SAFE, la Sentinelle anti-fraude électorale du PPA-CI, affirmait déjà que la liste électorale provisoire 2023 était « truffée d’irrégularités et d’éléments frauduleux ».

Interrogé par nos confrères de NCI, La Nouvelle Chaîne Ivoirienne (chaîne privée basée à Abidjan), ce dimanche 4 juin, Ibrahime Coulibaly-Kuibiert, le président de la CEI, la Commission électorale indépendante a estimé que les dix jours prévus pour les recours sont suffisants, d’autant que la nouvelle liste n’a été augmentée que de 531 électeurs, par rapport à la précédente dont les partis disposent depuis longtemps. « Et mieux, a-t-il précisé, la liste électorale provisoire leur a été remise dix jours avant l’affichage. Alors qu’en général, on découvre la liste électorale le jour de l’affichage. Mais nous leur avons donné cette liste-là dix jours avant. Et je dis bien, la différence entre la liste provisoire et l’ancienne liste, c’est 531 électeurs de plus. Alors, ils ont eu le temps de l’exploiter, de déceler toutes les irrégularités. »

La CEI n’en est pas à son premier scrutin

Le PDCI-RDA et le PPA-CI, qui projettent de présenter des listes communes lors du scrutin du 02 septembre prochain, affirment de concert la nécessité d’un audit indépendant de la liste électorale, afin de garantir l’organisation d’élections justes, transparentes et apaisées.

Arrivée à Paris au lendemain de sa conférence de presse, Me Habiba Touré maintient ses critiques et nous précise son propos : « Ce que j'ai dit lors de la conférence de presse c'est que la CEI n’a manifestement pas travaillé. Avec un budget de 57 milliards de FCFA, dont 12 milliards qui sont alloués à la révision de la liste électorale, on ne peut pas avoir une liste électorale provisoire truffée d’autant d’erreurs. […] Comment nous qui n’avons que peu de moyens, avons pu relever autant d’erreurs dans un laps de temps si court, alors que la CEI qui a quand même bien plus de moyens, ne les ait pas vues ? Il n’y a pas dix milles hypothèses. Soit c’est volontaire, et nous n’avons aucun moyen pour le démontrer, soit ils n’ont pas travaillé. » 

Du côté du parti au pouvoir, le RHPD, Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, l’on rappelle opportunément que la Commission électorale indépendante n’en est pas à son premier scrutin, puisqu’elle a organisé plusieurs élections depuis sa mise en place en 2001.

Au cours de l’interview par téléphone qu’il nous a accordée à ce sujet, Mamadou Touré, ministre de la Promotion de la jeunesse, de l’insertion professionnelle et du service civique, porte-parole adjoint du gouvernement et du RHDP, cite en exemple la présidentielle de 2020, en présence de nombreux observateurs internationaux, et les législatives de 2021, auxquelles précise-t-il, la quasi-totalité des partis politiques ont participé. Certes, à l’époque, le PPA-CI de l’ancien président Laurent Gbagbo n’existait pas, mais la plupart des ténors pro-Gbagbo étaient allés aux élections sous la bannière de la plateforme EDS, Ensemble pour la démocratie. 

Exemple d'irrégularité relevé sur la liste électorale provisoire par le PPA-CI

Un exemple d'irrégularité relevé sur la liste électorale provisoire 2023 par le PPA-CI, le Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire, concernant la présence sur cette liste de l'écrivain Bernard Dadié, décédé le 09 mars 2019.   

© Capture d'écran réalisée par le PPA-CI

Durant sa conférence de presse à Abidjan, Me Habiba Touré avait insisté sur la présence de personnes décédées sur cette liste électorale provisoire, y compris des personnalités connues. Elle avait ainsi cité les cas de l’écrivain Bernard Dadié, décédé le 9 mars 2019, ou encore l’ancien premier ministre Seydou Diarra, décédé le 19 juillet 2020.

Le porte-parole de la CEI, Emile Ebrottié, souligne cependant que s’agissant des personnes décédées, la Commission n’a pas le droit de s’autosaisir pour les radier des listes électorales. Seule la production du certificat de décès de ces personnes peut conduire à leur radiation. « Me Habiba Touré s’étonne qu’il y ait des personnes décédées sur la liste électorale provisoire, relève pour sa part Mamadou Touré, porte-parole adjoint du gouvernement et du RHDP. Mais elle n’est pas sans ignorer que le constat du décès est fait par un acte administratif. Et en général, ce sont les parents du défunt qui viennent faire la procédure de retrait du nom de la liste, sur présentation d’un certificat de décès. C’est sans doute la raison pour laquelle vous avez encore de nombreuses personnes décédées qui figurent sur cette liste. »

Dans le même ordre d’idées, certains observateurs estiment que cette liste électorale est provisoire, et comporte comme toujours de nombreuses irrégularités. A leurs yeux, c’est d’ailleurs ce qui justifie l’existence de la période de contentieux ouverte depuis le 1er juin dernier, et qui permet, en principe, de corriger ces irrégularités. « Il est évident que c'est une œuvre humaine, affirme ainsi l’écrivain et politologue ivoirien Geoffroy-Julien Kouao. Il est à noter cependant que le PPA-CI a fait un travail à son niveau extrêmement remarquable, en permettant à la Commission électorale indépendante de voir toutes ces insuffisances. Dans le respect des dispositions prévues à cet effet, il appartient désormais à la CEI de corriger ces insuffisances afin de fournir une liste électorale fiable. Et c'est pendant cette période de contentieux qu'il faut relever toutes ces irrégularités et les corriger. Donc ça rentre dans l’ordre normal des choses. »

L’absence de Laurent Gbagbo sur la liste électorale

Autre critique formulée par le PPA-CI, le sentiment que la Commission électorale indépendante veut exclure l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo de la course à l’élection présidentielle de 2025. Ce dernier est en effet absent de la liste électorale depuis 2020, date à laquelle il en a été radié. D’après la CEI, il fait partie de la liste des personnes déchues de leurs droits civiques et politiques suite à des condamnations.

Soupçonnés d’avoir forcé les portes de l’agence d’Abidjan de la Banque centrale d’Afrique de l’Ouest pour obtenir des liquidités en janvier 2011, en pleine crise postélectorale de décembre 2010 à avril 2011, Laurent Gbagbo et trois de ses anciens ministres ont notamment été condamnés à 20 ans de prison. Et pour le journaliste et écrivain ivoirien André-Silver Konan, « la condamnation de Laurent Gbagbo est d’abord politique. Ce procès du casse de la BCEAO était un procès politique, précise-t-il, d’autant que tout le monde savait que Laurent Gbagbo était à la CPI. Or il a été jugé par défaut. » 

Toujours sur le plateau de nos confrères de La Nouvelle Chaîne Ivoirienne, Ibrahime Coulibaly-Kuibiert, le président de la Commission électorale indépendante, reconnaît qu’il a eu connaissance de la décision de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, qui, en septembre 2020, a désavoué la Côte d’Ivoire, lui ordonnant de réintégrer l’ancien président Laurent Gbagbo sur la liste électorale. Il rappelle cependant que les décisions des juridictions internationales ne s’appliquent pas de facto à un Etat souverain. « Il appartient à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, ajoute-t-il, de notifier cette décision à l’Etat de Côte d’Ivoire. Ensuite, l’Etat de Côte d’Ivoire prend les mesures nécessaires pour l’application et l’exécution de cette décision. »

Rencontre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara

L'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, à gauche, s'exprime lors de sa rencontre avec le président ivoirien Alassane Ouattara au palais présidentiel d'Abidjan, en Côte d'Ivoire, le mardi 27 juillet 2021.

© AP Photo/Diomande Blé Blonde

De façon plus générale, l’écrivain et politologue ivoirien Geoffroy-Julien Kouao nous rappelle que l’exclusion du jeu politique constitue « une coutume » en Côte d’Ivoire. Ce qui selon lui, tendrait à prouver que la classe politique ivoirienne n’accepte pas encore complètement le jeu démocratique avec son corollaire, les élections concurrentielles. « Dans les années 90, précise Geoffroy-Julien Kouao, sous le régime de monsieur Henri Konan Bédié, c’est le président Alassane Ouatarra qui avait été exclu pour une question de nationalité. Et en 2000, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara ont été exclus du jeu électoral pour des raisons diverses. Et aujourd'hui, c'est le cas de monsieur Laurent Gbagbo. » Du côté du parti au pouvoir, le RHDP, l’on estime que les critiques du PPA-CI de Laurent Gbagbo sont peut-être un moyen d’anticiper sa prochaine défaite.

Les principaux enjeux de ces élections locales

A l’évidence, les élections régionales et municipales prévues le 2 septembre prochain, derniers scrutins avant la présidentielle de 2025, représentent un test majeur pour l’ensemble des partis politiques locaux, et surtout pour le RHDP, le parti au pouvoir, et les deux grands partis d’opposition que sont le PPA-CI et le PDCI, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire. Alors que la campagne électorale n’est pas encore officiellement ouverte, sur le terrain, les grandes manœuvres sont déjà lancées, à l’instar de la conférence de presse de Me Habiba Touré. Ce sont en effet plus de 7,5 millions d’Ivoiriens qui sont appelés à renouveler leurs représentants locaux à l’occasion de ces scrutins locaux. Le RHDP espère évidemment faire mieux qu’en 2018. A l’époque, il avait gagné 18 régions sur les 31 que compte le pays, et s’était imposé dans 92 mairies sur un total de 201 communes. 

Depuis l'instauration du multipartisme, les élections en Côte d'Ivoire riment avec violences. 
Geoffroy-Julien Kouao, écrivain et politologue ivoirien

Compte tenu de l’histoire récente de la Côte d’Ivoire, et en particulier de la crise postélectorale de décembre 2010 à avril 2011, l’un des enjeux pour ces élections locales est de savoir si la Côte d’Ivoire est en mesure d’organiser des élections non contestées. « Depuis l'instauration du multipartisme, souligne l’écrivain et politologue Geoffroy-Julien Kouao [Instauré au début des années 1990 par feu Félix Houphouët-Boigny, le père de l’indépendance ivoirienne, NDLR], les élections en Côte d'Ivoire riment avec violences. Et l'élection est devenue aujourd’hui une question de santé publique. Les élections en Côte d'Ivoire ont tué plus de personnes que la COVID-19. Autrement dit, l'enjeu principal est de savoir si on pourra organiser des élections sans violence. Selon toute vraisemblance, ces élections locales sont très mal parties du fait de l’absence d'un certain nombre de personnalités de premier plan sur la liste électorale. Et ce bras de fer entre le PPA-CI et le pouvoir d’Abidjan n'est pas de bon augure quant à l'organisation d'élections inclusives. » 

Avec en perspective la présidentielle de 2025, ces scrutins locaux apparaissent comme des élections de mi-mandat. Les différents états-majors des grands partis politiques ont là une occasion unique de se jauger avant la grande explication de la course à la magistrature suprême. Pour toutes ces raisons, l’écrivain et journaliste André-Silver Konan affirme que : « Ce sont donc des élections très importantes pour les principaux partis politiques ivoiriens, surtout pour le PPA-CI qui va participer à ses premières élections locales. Je pense que le RHDP manœuvre pour que le PPA-CI reste dans sa logique de boycott des élections. Tandis que le PPA-CI tente de se donner les moyens de ne pas tomber dans ce type de piège. En somme, c’est la présidentielle de 2025 qui se prépare. »