Fil d'Ariane
TV5MONDE : Comment interprétez-vous cette première grande apparition publique de Laurent Gbagbo dans une cathédrale catholique en présence d'un cardinal ?
Jean-Pierre Dozon, anthropologue, directeur d'études à l'EHESS : Il renoue tout d'abord avec son propre passé, celui d’un croyant catholique. Il est passé par le petit séminaire (NDLR : enseignement secondaire catholique) dans sa jeunesse avant de se lançer dans ses engagements marxistes.
Il était dans sa jeunesse un catholique de gauche, un peu comme son épouse Simone d’ailleurs. Il renoue donc avec un passé catholique et du coup il s'inscrit dans une histoire, celle de son pays, celle de Félix Houphouët-Boigny.
En renouant avec le catholicisme, Laurent Gbagbo renoue avec sa jeunesse, celle d'un homme passé par le petit séminaire avant de devenir marxiste
Jean-Pierre Dozon, anthropologue
Le président Félix Houphouët-Boigny, celui contre lequel il s’est battu pendant de nombreuses années durant sa jeunesse, était lui-même un grand chrétien, un grand catholique. Le président Félix Houphouët-Boigny n’a pas cessé d’entretenir la flamme catholique en Côte d’Ivoire, notamment à travers la construction à Yamousoukro d’une basilique aux allures vaticanes. Laurent Gbagbo se lie à nouveau avec cette histoire. Il est un historien (NDLR : titulaire d'une maîtrise d'histoire de la Sorbonne. Il a enseigné cette matière en lycée). ll a le sentiment de renouer avec la Côte d'Ivoire de cette période.
TV5MONDE : Il tourne donc le dos au pentecôtisme évangélique de son épouse Simone.
Jean Pierre Dozon : Je pense qu'il a conscience que le fait d'avoir suivi Simone Gbagbo dans le pentecôtisme évangélique l'a conduit à une forme d'impasse politique et à des choses totalement aberrantes.
Laurent Gbagbo a conscience que le fait d'avoir suivi son épouse Simone dans le pentecôtisme évangélique l'a conduit à une forme d'impasse politique
Jean-Pierre Dozon, anthropologue
En 2010, il a été battu à l'élection présidentielle face à Alassane Ouattara. Il a été soumis à l'influence spirituelle et politique de sa femme et d'un groupe de pasteurs évangéliques dont le pasteur Moïse Koré. Ces gens-là étaient partisans d'une ligne dure et jusqu’au-boutiste.
Lire : Côte d'Ivoire : Laurent Gbagbo demande le divorce à son épouse Simone
Cet entourage a eu des effets nocifs sur ses propres choix. Ces gens là avaient une forme d'ascendant sur lui et on se rend compte que le régime à la fin des années 2000 jusqu'à la capture du couple en avril 2011 était un régime bicéphale.
Laurent Gbagbo, en 2010-2011, été soumis à l'influence spirituelle et politique de sa femme et d'un groupe de pasteurs évangéliques dont le pasteur Moïse Koré. Ces gens-là étaient partisans d'une ligne dure et jusqu’au-boutiste.
Jean-Pierre Dozon, anthropologue
Au sommet du pouvoir on trouvait certes le président Laurent Gbagbo, mais aussi son épouse Simone. L'ambiance dans la palais présidentiel, à la fin du régime, en 2010-2011, était délirante. Deux jours avant la capture du couple présidentiel par les forces pro-Ouattara, le fidèle lieutenant Charles Blé Goudé lui même avait prié pour que la victoire de Laurent Gbagbo ne soit pas seulement une victoire politique mais aussi "une victoire de Dieu" sur les adversaires de Laurent Gbagbo.
Les adversaires du parti de Laurent Gbagbo ne se résumaient pas à la seule figure de Alassane Ouattara. La France, la communauté internationale, les Nations Unies faisaient parti des adversaires et ceux-ci étaient perçus comme le "diable" au sein du cercle présidentiel.
Retour sur la crise politique de 2010-2011 en Côte d'Ivoire
Le second tour de l'élection présidentielle ivoirienne, qui a lieu le 28 novembre 2010, oppose le président sortant Laurent Gbagbo à Alassane Ouattara, ancien premier ministre. Les deux camps s'accusent mutuellement d'intimidations et de fraudes. La CEI, la Commission électorale indépendante donne la victoire à Alassane Ouattara avec plus de 54% des voix mais le président du Conseil constitutionnel, Paul Yao N'Dre, proche du pouvoir sortant, déclare élu Laurent Gbagbo. L'ONU, elle, confirme la victoire d'Alassane Ouattara. Les affrontements militaires entre les deux camps vont durer jusqu'au mois d'avril. Le 11 avril, les forces pro-Ouattara, soutenues par la France, capturent dans le palais présidentiel Laurent et Simone Gbagbo.
Le diable était partout. Simone Gbagbo était celle qui ne cessait d'invoquer sa figure dont la France et Alassane Outtara étaient une incarnation. Elle n'était pas sataniste mais elle parlait du diable à tort et à travers. Simone Gbagbo appartient en effet à un courant évangélique pour qui la question du diable, du mal, est aussi importante que celle de l'Esprit-saint. Au sein du palais présidentiel, on pratiquait en effet un exorcisme collectif pour extirper ce diable de la Côte d'Ivoire.
Au sein du palais présidentiel en 2010, on pratiquait un exorcisme collectif pour extirper le diable de la Côte d'Ivoire.
Jean-Pierre Dozon, anthropologue
Le conflit de 2010-2011 n’était pas seulement une affaire armée c’était aussi une affaire mystique que se livraient les protagonistes. Et la question de l’influence des évangéliques était centrale dans cette affaire-là.
TV5MONDE : Laurent Gbagbo a demandé le divorce avec son épouse Simone Gbagbo. La rupture familliale avec Simone est aussi une rupture politique et spirituelle.
Jean-Pierre Dozon : Oui tout à fait. Cette rupture lui permet de reprendre pied d'un point de vue spirituel mais aussi d’un point de vue politique. Il demande un divorce patrimonial et aussi un divorce politique. Il se démarque de la ligne dure qu'incarnait politiquement Simone Gbagbo. Il se recentre sprituellement et politiquement. Il se rapproche de l'Eglise catholique, symbole fort de l'histoire du pays. Le catholicisme était très influent sous le président Félix Houphouët-Boigny. Aujourd'hui, l'islam est la première religion du pays et gagne du terrain. Le catholicisme permet aussi de tendre la main à l'islam ce qui est moins le cas chez les pentecôtistes évangéliques.
Le retour de Laurent Gbagbo au catholicisme est un geste d'apaisement pour la Côte d'Ivoire, un geste en faveur de la réconciliation nationale. Il se démarque de la ligne dure incarnée par Simone Gbagbo
Jean-Pierre Dozon, anthropologue
Le retour de Laurent Gbagbo au catholicisme est donc un geste d'apaisement pour la Côte d'Ivoire, en faveur de la réconciliation nationale. C'est aussi, je le crois, un apaisement pour lui-même. Durant ces dernieres années, notamment lors de sa détention, il a eu le temps de réfléchir sur lui-même. Cette conversion au pentecôtisme évangélique incarnait une forme de jusqu'au-boutisme qui, de fait, a failli le conduire à la mort. Il a échappé de très peu à la mort au moment de la pénetration des forces armées dans le palais présidentiel. Les soldats pro-Ouattara voulaient le tuer et la France a exigé que le couple ait la vie sauve. Si Laurent Gbagbo avait été tué, il serait devenu un martyr.
TV5MONDE : Que pèse aujourd'hui politiquement les évangéliques ?
Jean-Pierre Dozon : Ils sont encore très présents dans le corps social du pays. Le pays a retrouvé une croissance économique mais cette croissance économique ne profite pas à tous. Les inégalités sont fortement présentes. Une grande partie de la jeunesse est sans emploi. Les évangéliques sont sur le terrain. Ils gagnent du terrain en Afrique, comme dans d’autres contrées comme l’Amérique latine. Ils ont une thérapeutique appropriée face aux difficultés sociales.
Les gens pensent que si on les exorcise, ils ne seront plus pauvres ou malades. Il y a à la tête de ces églises évangéliques des pasteurs charismatiques, thaumaturges. Et ces pasteurs s’enrichissent eux-mêmes. Ils enrichissent d'autre personnes. Ils créent de l’emploi et donc restent influents dans la socité ivoirienne.
Les pasteurs évangéliques sont très prudents politiquement depuis l'arrivée au pouvoir d'Alassane Ouattara
Jean-Pierre Dozon, anthropologue
Ces pasteurs influents sont cependant très prudents politiquement depuis la mise en place du régime d'Alassane Ouattara. Ils ne font plus de politique comme ils le faisait du temps de Simone Gbagbo. On constate un retrait politque de ces personnages qui se disent pasteurs et prophètes. Certains pasteurs disent que le pays court à sa perte mais il sont très peu nombreux désormais. Ce n’est plus ce que c’était par rapport aux années 2000. Beaucoup d‘entre eux disaient que la Côte d’Ivoire est en feu.
Les religions en Côte d'Ivoire
Le pays est un pays multi-confessionnel. Selon un recensement de 2014, l'islam est la première religion de la Côte d'Ivoire. Plus de 42% des Ivoriens se déclarent musulmans. Les catholiques représentent un peu plus de 17% de la population et les évangéliques un peu moins de 12%. Près de 20% des Ivoiriens déclarent n'avoir aucune religion. L’État ivoirien et le système éducatif public sont laïcs.
TV5MONDE : Quelle est plus globalement la place de la religion dans la vie politique ivorienne aujourd'hui ?
Durant les années de guerre, le pays a échappé à une guerre de religions. De temps à autre, des mosquées ont été attaquées mais le pays a échappé à une véritable guerre de religion. La Côte d'Ivoire est un pays multi-confessionnel. La coexistence entre les religions y est exemplaire. La classe politique ivoirienne dans sa majorité ne cherche donc pas à instrumentaliser les affaires religieuses. Alassane Ouattara est musulman mais il est d'un laïcisme absolu.
L'inquiétude d'une remise en cause de ce multi- confessionalisme ne vient pas de la société ivorienne elle-même mais de l'environnement immédiat. Les groupes terroristes et islamistes qui opèrent au Sahel ont déjà attaqué le nord du pays. Ces groupes terroristes veulent porter le conflit dans les pays du golfe de Guinée dont la Côte d'Ivoire. Cette pression djihadiste constitue une menace.
Côte d'Ivoire : première sortie de Laurent Gbagbo
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