Côte d'Ivoire : la Fesci, 30 ans de syndicalisme étudiant entre violences et pratiques mafieuses

C'est un acteur majeur de la vie politique ivoirienne. La Fesci, Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire, célèbre cette année ses trente ans. Une solidarité efficace côté pile, des méthodes brutales côté face, celle qui est née dans le sillage du Front populaire ivoirien vient de refaire parler d'elle à la faveur d'un mouvement de grève étudiante. Malgré une volonté affichée de neutralité cette année, la Fesci peut-elle encore peser dans le jeu électoral comme elle a pu le faire par le passé ? Entretien avec Richard Banégas, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI).
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Soro Blé Goudé montage
Charles Blé Goudé et Guillaume Soro. "Frères ennemis" pendant la crise politique en Côte d'Ivoire, ils ont tous les deux milité au sein de la Fesci. Le premier l'a même dirigée entre 1998 et 2001, sous le surnom de général Gbapê.
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TV5MONDE : La Fesci célèbre cette année son trentième anniversaire. Dans quel contexte est né celui qui deviendra le plus puissant syndicat étudiant de Côte d'Ivoire ?

Richard Banégas : La Fesci est née en avril 1990, au tout début de l’ouverture politique très mesurée et très contrôlée par le régime de Félix Houphouët-Boigny. Sa naissance correspond aussi à la création du FPI.
Au départ c’est un mouvement étudiant avec, naturellement, des revendications catégorielles, comme tout syndicat étudiant. Mais elle dépasse très largement ces revendications catégorielles pour mettre des aspirations démocratiques au coeur du débat dans l’espace public.
Les étudiants vont donc être le fer de lance de ces revendications en faveur de la liberté politique et de la démocratie, comme ce sera d’ailleurs le cas dans d’autres pays de la sous-région.

Politiquement, la Fesci un mouvement très à gauche. Il s’agit de la principale organisation de lutte sociale et politique sur les campus avec le FPI et le SYNARES, le syndicat de professeurs. Il y a là toute une galaxie qui se bat en faveur de la démocratie et contre le régime de Houphouët d’abord puis de son successeur, Henri Konan Bédié.
La FESCI s’est donc forgée dans ses batailles presque militaires contre le régime de Bédié qui l’a faite beaucoup souffrir.

Mais rapidement, la Fesci a adopté des pratiques musclées et mafieuses (un terme utilisé y compris par le président Laurent Gbagbo en 2008). Comment l'expliquer ?

Un point fondamental tout d'abord : la Fesci est une grande famille. Dès sa naissance, elle était alors dans une position assez radicale et cette position a conduit nombre de ses militants à rompre avec leur propre famille biologique.
Nous avions des gens qui voulaient rompre avec la kôrôcratie, une gérontocratie très pesante, et qui se reconstituaient une famille amicale et affective au sein d’un syndicat, lieu de solidarité extraordinaire pour des générations entières qui se retrouvaient à partager des chambres, à Cambodger comme on dit en Côte d’Ivoire, à savoir habiter à plusieurs dans une chambre prévue pour une seule personne. Ce vocabulaire partagé est aussi le signe de cette identité très forte qui marque à vie les fescistes puisque nombre d’entre eux demeurent encore aujourd’hui, des années plus tard, dans ces vieux réseaux d’amitiés.

La Fesci va pourtant connaître au début de la décennie 2000 un épisode de guerre interne extrêmement violente, la guerre des machettes...

C'est une grande famille qui a connu, en effet, des violences internes extrêmement fortes et, notamment, ce moment où plusieurs factions de la Fesci se sont opposées dans cette guerre des machettes.
A l'époque vient d'avoir lieu le coup d’Etat du général Gueï fin 1999 et la Fesci se divise, pour schématiser, entre partisans de Gbagbo et partisans de Ouattara.
Mais l’enjeu est aussi le contrôle des cités universitaires. Il faut bien comprendre que la Fesci est alors une espèce d’Etat dans l’Etat. Elle contrôle en partie les campus par la violence, c’est elle qui contrôle les cités U, les restaurants universitaires également, tout cela par la violence ! Le moindre vendeur de rue installé dans les cités U ou aux abords dépend, lui aussi, du bon vouloir des secrétaires généraux de la Fesci.
Il y a une vraie organisation mafieuse et les batailles ont sans doute quelque chose à voir avec cette captation des rentes. C’est un système très organisé, très vertical.

Cette guerre des machettes va révéler la violence au sein de la Fesci, mais elle existait déjà...

Au cours des années 90, la Fesci a dû se protéger du régime de Henri Konan Bédié. La violence a commencé à ce moment-là avec des entrainements quasi militaires. Le mouvement en a tiré une nature très martiale.
Il faut assister aux rassemblements où les militants de la Fesci se mettent au garde à vous quand leur supérieur entre dans une salle. Cette attitude martiale s’inscrit dans la hiérarchie-même du syndicat où les Secrétaires généraux sont appelés "Général". A la tête de la Fesci actuellement, le Secrétaire général, Allah Saint Clair est ainsi surnommé Général Makélélé.
Ce vocabulaire martial témoigne assez bien de l’orientation violente prise par le syndicat au cours des années 90 et qui s’est renforcée dans les années de guerre lorsque la Fesci est devenue une milice du régime Gbagbo au point que, lors de la crise post-électorale de 2010-2011, les cités universitaires sont devenues l’un des hauts lieux des combats.
Les rebelles qui soutenaient Alassane Ouattara à l’époque commençaient par viser les cités U où étaient retranchés les militants-miliciens de la Fesci.

Logo Fesci

Où en est-on aujourd’hui ?

Après la guerre et l’implication de la Fesci aux côtés de Gbagbo, on avait pensé que la Fesci allait être interdite et ses militants pourchassés. Cela a été en partie le cas mais le gouvernement a fait le choix de ne pas l’interdire, en espérant qu’elle mourrait naturellement, en l’asphyxiant financièrement et administrativement.
Le gouvernement a aussi fait émerger des syndicats alternatifs mais ils n’ont jamais réussi à la supplanter. Elle reste dominante mais elle n’est plus celle d’hier.  
La FESCI a eu du mal à renaître de ses cendres, les différents secrétaires généraux qui se sont succédés ont dû faire profil bas, c’était la condition de sa résurrection. Ce qui explique peut-être d'ailleurs l'absence de prise de position claire de la Fesci dans la présidentielle de cette année.
Ces dernières années, les dirigeants de la Fesci se sont recentrés sur les questions catégorielles de l’avenir des jeunes et aujourd’hui ses responsables s’en tiennent à cette ligne officielle.
Néanmoins, il est de notoriété publique qu’il y a toujours des connexions politiques et que la Fesci continue de faire de la politique, y compris sur les modes martial et mafieux que nous évoquions précédemment.

Que sont devenus les anciens dirigeants de la Fesci ?

Pour la plupart, ils ont fait une carrière dans la politique. Son fondateur, Martial Ahipeaud, par exemple, a créé son propre parti.
En fait de nombreux cadres ont fait carrière en politique aussi bien côté Gbagbo que côté Ouattara.
Il n'y a bien qu'au PDCI que l'on ne trouve quasiment aucun fesciste car, nous le disions, le syndicat s’est forgé contre lui. A l’époque de Bédié, par exemple, le pouvoir s’était appuyé sur d’autres syndicats étudiants, en particulier le Meeci qui a été dirigé par Kouadio Konan Bertin, que l’on voit à présent réapparaitre.

Mais il y a aussi la volonté aujourd’hui des anciens fescistes de se coaliser pour reprendre le contrôle du syndicat. Ils ont créé récemment une association, l’UNA-FESCI pour essayer de peser dans le débat politique au nom de leurs anciennes solidarités militantes. L’UNA-FESCI essaie aussi de réveiller la FESCI et n’y est peut-être pas complètement pour rien dans la mobilisation de ces derniers jours.

Enfin, et c'est fondamental, nous avons enquêté sur la façon dont ce que nous avons appelé la génération Fesci est parvenue à intégrer l’Etat.
Sous Gbagbo et à mon avis c’est toujours le cas aujourd’hui, un certain nombre de fescistes ont réussi à négocier leur entrée dans de nombreux secteurs de l’administration publique. Ils ont su instrumentaliser leur capacité de violence pour négocier avec le gouvernement leur inscription sur les concours administratifs. Ils ont réussi à être inscrits à l’Ecole de police, la gendarmerie, l’Ena, l’école nationale de la magistrature ou encore à l’Ecole normale supérieure. C’est ainsi qu’à la fin de la guerre, toute une génération de fescistes ont été cooptés dans la fonction publique.

Je repense au cas de celui que l’on appelait Maréchal KB. Il est parvenu à se faire inscrire à l’ENA dont il est miraculeusement sorti major. Il a ensuite pu exiger la direction du port d’Abidjan qu’il a obtenue sous la présidence de Laurent Gbagbo.
Ce modèle de cooptation basé sur les ressources de la violence s’est développé sous Gbagbo mais s’est prolongé sous Ouattara et nous dit à quel point la Fesci n’est pas juste dans la rue et sur les campus mais aussi au coeur de l’Etat.