Back to top
Une infirmière prépare une dose du vaccin anti covid-19 du laboratoire Pfizer-BioNTech, dans un hôpital londonien.
TV5MONDE : Les pays occidentaux se sont rués sur les premières doses des vaccins conçus par des grands laboratoires. Qu'en est-il de l'Afrique ? A-t-elle aujourd'hui les moyens de se procurer un vaccin contre le Covid ?
Mamady Traore : En effet, c'est une course au vaccin qui ne laisse personne indifférent. Aujourd'hui, il y a une volonté des pays africains de se procurer ces vaccins anti-Covid. Il y a plusieurs mécanismes d'action au niveau africain.
Le premier, c'est le "COVAX Facility", dont vous avez dû entendre parler. Pour revenir un peu en arrière, il s'agit d'un accélérateur d'accès aux outils Covid-19, qui permet dont de mieux lutter contre le Covid, par le diagnostic, les traitements et la vaccination. COVAX Facility est mise en place par l'ONG GAVI, l'Alliance du vaccin, ainsi que par la Coalition pour l'innovation en matière de préparation aux épidémies (CEPI), sous la gouvernance de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS).
L'objectif de COVAX est d'accélérer le développement et la fabrication des vaccins contre le Covid-19, et surtout de garantir un accès juste et équitable à tous les pays. Depuis le 4 juin, GAVI a lancé la garantie des marchés pour les vaccins. Cela définit le mode de financement qui soutiendra la participation des 92 pays à revenus faibles et moyens. Parmi ces 92 pays, plus de la moitié sont Africains. Cela repose surtout sur des bailleurs, des donateurs et des philanthropes pour mobiliser deux milliards de dollars, d'ici la fin de cette année.
À ce jour, seulement 700 millions de dollars ont été mobilisés et il y a un écart de 1,3 milliard de dollars restants à mobiliser. Les pays africains ont constaté que les financements ne progressent pas. Certains ont donc commencé à négocier des accords bilatéraux avec certains pays, comme essentiellement la Chine et la Russie, pour obtenir des vaccins. Enfin la troisième approche est à l'initiative de l'Union africaine. Il s'agit de vacciner au moins 60% de la population africaine en comptant sur la mobilisation de 12 milliards de dollars venant de l'intiative Covax d'une part, mais aussi de la Banque Mondiale et de la Banque africaine de développement d'autre part.
TV5MONDE : L'Afrique est donc toujours en attente de ces fonds extérieurs pour lancer l'achat de doses de vaccins ?
Mamady Traore : En effet, et nous n'y sommes pas encore. Comme vous le savez, les pays à revenus élevés, les pays occidentaux, les États-Unis, ont pris le risque de financer certaines firmes pharmaceutiques, sans savoir si les vaccins allaient être efficaces ou pas. Ces pays ont eu des accords bilatéraux avec ces firmes pharmaceutiques. Ils ont donc accès aux premiers vaccins disponibles et homologués aujourd'hui. Ces vaccins sont beaucoup plus orientés pour ces pays, parce qu'ils ont eu des pré-financements, ce qui leur donne des avantages. Les pays africains ne peuvent compter que sur les donateurs pour pouvoir avoir ces vaccins.
TV5MONDE : Pour autant, les pays occidentaux ayant financé ces laboratoires n'ont pas exigé de contrepartie, concernant la vente de vaccin à prix coûtant. Cela fait aussi partie du problème pour l'Afrique ?
Mamady Traore : C'est pour ça que GAVI a mis en place COVAX AMC, cette garantie du marché pour faciliter l'accès au vaccin pour les pays à ressources faibles. Cela permettrait aux pays qui n'ont pas les moyens de faire ce préfinancement d'avoir le vaccin à des prix raisonnables, à savoir entre 1,5 et 2 dollars par dose pour les pays en développement (contre environ 37 dollars la dose chez Moderna, et 20 dollars pour Pfizer/BioNTech). Comme je le disais, pour l'instant, il y a un gros défi de financement par rapport à ce mécanisme. Du coup, il est encorre difficile de savoir quand le premier vaccin Covax AMC arrivera en Afrique.
TV5MONDE : La solution idéale serait donc de négocier un partenariat directement avec un laboratoire, comme l'a fait le Maroc, avec le laboratoire chinois Sinopharm?
Mamady Traore : Oui, aujourd'hui, c'est ce qui est en train de se passer. Les pays africains jouent un peu la carte géopolitique. Les pays qui sont plus proches de la Chine vont négocier avec elle pour avoir le vaccin Sinopharm et ceux qui ont des liens forts avec la Russie vont faire de même pour avoir leur vaccin Spoutnik-V.
Et l'ambition pour les Marocains, c'est beaucoup plus un transfert de technologie pour leur permettre de fabriquer par la suite le vaccin eux-mêmes, ce qui est une bonne chose. C'est ce mécanisme ou cette stratégie qui a été adoptée par le laboratoire AstraZeneca, qui a fait un transfert de technologie avec l'Indian Institutes of Technology, qui va produire des vaccins pour les pays en développement.
TV5MONDE : C'est aussi un des problèmes que MSF soulève. Votre idée serait d'essayer de convaincre les gros laboratoires de partager leur technologie et leur savoir-faire ?
Mamady Traore : Oui. Aujourd'hui, notre plaidoyer porte sur comment avoir plus de transfert de technologies vers les pays à ressources faibles et moyennes pour pouvoir produire ce vaccin, et faciliter cette production pour un accès plus équitable.
TV5MONDE : On a beaucoup parlé de la difficulté de stockage et de transport des vaccins qui ont besoin d'une température très basse. Qu'en est il pour l'Afrique? Les infrastructures et matériels nécessaires pourront-ils être disponibles ?
Mamady Traore : Oui, quand on regarde bien le document de GAVI sur la garantie du marché, il est en effet prévu qu'une partie des ressources sera allouée au transport et au stockage. Mais il faut dire qu'aujourd'hui, le vaccin de Pfizer/BioNTech n'est pas un vaccin qui est adapté au contexte africain, parce que stocker des vaccins à des températures négatives (plus de -80 °C pour Pfizer/BioNTech), vu les problèmes d'infrastructures en Afrique, c'est un gros défi. Mais il y a d'autres vaccins en développement comme celui du laboratoire AstraZeneca, qui peut être conservé entre 2 à 8 degrés. Ces vaccins sont beaucoup plus adaptés au contexte africain.
TV5MONDE : Ce n'est donc pas forcément une mauvaise chose que l'Afrique n'ait pas tout de suite accès aux premiers vaccins, s'ils ne sont pas adaptés ?
Mamady Traore : Oui et non. Comme vous le savez, il y a aujourd'hui un manque de transparence totale par rapport à l'acquisition des vaccins. Nous sommes dans une véritable course. Les premiers à avoir les moyens, à investir, ont beaucoup plus de facilités de se les procurer. Mais c'est vrai que si on regarde la courbe épidémiologique, cela fait sens. Les pays les plus affectés sont les premiers à y avoir accès, car il y a urgence. L'Afrique reste le continent le moins affecté aujourd'hui par le Covid, et la mortalité jusqu'à ce jour est à moins de 80 000 décès. En comparaison, le paludisme fait plus de 300 000 décès sur le continent africain, chaque année.
On ne dit pas qu'il ne faut pas vacciner en Afrique, mais il faut au moins adapter une stratégie beaucoup plus ciblée parce que le Covid-19 n'est pas la seule priorité pour les Africains. Il y a beaucoup d'autres priorités, qui font beaucoup plus de décès, comme le paludisme, la malnutrition, qui tue également, ainsi que la tuberculose, ou le VIH.
Surtout, il ne faudrait pas que la vaccination contre le Covid-19 ait un impact sur les activités des services essentiels des pays africains. Il faudrait que la vaccination contre le Covid-19 soit une opportunité pour les pays africains, pour améliorer la couverture de certains antigènes pour les maladies évitables par la vaccination, telles que la rougeole, la méningite, que ce soit aussi une opportunité de soutenir les systèmes de santé, déjà très fragiles. Parce qu'on sait que cette pandémie de Covid a beaucoup plus affecté les services de santé essentiels. Les couverture vaccinales ont beaucoup baissé et certaines des activités supplémentaires de vaccination ont été reportées, d'autres annulées. En conséquent, l'Afrique n'est pas à l'abri d'autres épidémies, qui sont pourtant évitables par la vaccination, dans les mois et les années à venir.
TV5MONDE : Dans le cadre de campagnes de vaccination, comme au Maroc, quelles seraient les populations prioritaires ? Les personnes âgées d'abord ou plutôt les plus actives ?
Mamady Traore : Il y a un cadre normatif, élaboré par l'OMS et un groupe d'experts sur la vaccination qui essaye de faire la priorisation en fonction de l'épidémiologie et en fonction de la disponibilité des quantités du vaccin. Si les pays ont des doses de vaccin pour 1 à 10% de la population, il faut prioriser les personnels de santé de première ligne. Il faut cibler ensuite les personnes âgées avec co-morbidité qui sont les plus à risques. Et si les pays ont des doses des vaccins permettant de couvrir entre 11 à 20%, de leur population, il faudrait vacciner le reste des personnes âgées, qui n'auraient pas été vaccinées dans la première phase, ainsi que les autres personnes avec co-morbidité, comme le diabète, l'hypertension, ou encore le VIH.
Mais il faut adapter ces documents d'orientation au contexte de chaque pays. Si on prend aujourd'hui l'Afrique, il faut regarder qui sont les groupes les plus touchés en termes de décès. Est-ce que ce sont les personnes diabétiques qui en meurent beaucoup plus, ou les hypertendus ou les personnes vivant avec le virus du Sida? Cette petite analyse pourrait faciliter et aider les techniciens à élaborer une stratégie beaucoup plus adaptée, sachant que les pays n'auront pas des quantités suffisantes de vaccins d'un seul coup, ils vont les avoir progressivement. Et du coup, ça permettra de cibler les personnes qui en ont le plus besoin.
Aujourd'hui, l'une des difficultés d'une vaccination à large échelle, c'est qu'on ne sait pas vraiment si ces vaccins permettent de limiter la transmission. Des personnes vaccinées seront-elles toujours contagieuses et pourront-elles transmettre le virus à d'autres personnes ? C'est un gros point d'interrogation. Les données actuelles disponibles ne sont pas concluantes. Et on ne sait pas grand chose de la durée de protection de ces vaccins. Les personnes vaccinées seront-elles immunisées pendant six mois ? Un an ? On ne sait pas.
TV5MONDE : Y a-t-il des pays qui se démarquent, avec déjà un plan précis ?
Mamady Traore : On est vraiment dans une attente générale aujourd'hui. Il y a un grand enthousiasme mondial, c'est vrai. Mais dans le contexte africain, il faut penser à une utilisation optimale des ressources mises en place dans la vaccination Covid, sans que cela ne se fasse aux dépens des autres priorités. N'ayant pas de données par rapport à la durée de protection, ni à la transmission, il faut cibler les personnes qui font une forme sévère de la maladie, pour réduire la mortalité. On aura plus d'informations au fur et a mesure que le vaccin sera utilisé. S'il est prouvé que ces vaccins limitent la transmission du virus, alors, il faudra cibler dans un deuxième temps, les personnes qui sont beaucoup plus mobiles, c'est à dire les jeunes, qui véhiculent plus le virus. Du coup, il faut réadapter la stratégie en fonction des caractéristiques du vaccin.
TV5MONDE : Finalement, si l'Afrique doit encore attendre les investissements extérieurs pour financer l'achat de vaccins, ça peut aussi l'aider à établir une meilleure stratégie, en fonction de ce qui se passera ailleurs, dans les prochains mois ?
Mamady Traore : Tout à fait. Les pays africains commencent à comprendre ce constat. C'est aussi pour ça que les accords bilatéraux avec certains pays commencent à prendre de l'importance, compte tenu du défi de financement du COVAX. L'exemple type en est le Maroc, que vous avez mentionné, et le vaccin Sinopharm. Le Maroc essaye de pousser un accord pour pouvoir produire et avoir un transfert de technologies. D'autres pays essayent de négocier à différents niveaux mais pour le moment rien n'est signé. La Guinée a annoncé être intéréssée par le vaccin russe Spoutnik-V.
Et puis, il y a le cas de l'Afrique du Sud, l'un des pays les plus touchés en Afrique. Il y a un besoin particulièrement urgent de vaccins. C'est un des pays qui a des ambitions pour produire localement un vaccin. C'est ce qui les arrangerait, et il y a des discussions en cours sur ce volet. Il faut savoir que l'Afrique du Sud n'est pas dans la liste des pays ayant souscrit au programme COVAX.