Crise anglophone au Cameroun : Danielle Eyango, une écrivaine francophone à Kumba un an après le massacre

Le 24 octobre 2020, vers 11 heures du matin à Kumba dans le sud-ouest du Cameroun, sept élèves étaient assassinés dans leur établissement par un commando armé. Un an après, le recueil de textes intitulé Kumba ! The innocent’s blood ou le sang des innocents, est publié en hommage par un collectif d’écrivaines camerounaises. Parmi elles, Danielle Eyango a choisi d'aller sur place, en zone anglophone théâtre d'une guerre sans nom. Entretien.

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Couverture du livre collectif intitulé Kumba ! The innocent’s blood ou le sang des innocents, paru aux éditions Proximité et publié à l'occasion du premier anniversaire du massacre de Kumba, au Cameroun, le 24 octobre 2020.
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Le 24 octobre 2020, vers 11 heures du matin, un peu moins d’une dizaine d’hommes armés prennent d’assaut la Mother Francisca International Bilingual Academy, un établissement d’enseignement privé de la petite ville de Kumba, située dans le sud-ouest du Cameroun, l’une des deux régions anglophones en conflit avec le pouvoir central de Yaoundé, la capitale camerounaise, depuis cinq ans.

Alors que la situation reste très tendue sur le terrain, un collectif d’écrivaines camerounaises, dans lequel on retrouve la romancière Djaïli Amadou Amal, prix Goncourt des lycéens 2020, publie un recueil de textes intitulé Kumba ! The innocent’s blood ou le sang des innocents, édité par Proximité.

Membre de ce collectif résolument féministe, et seule autrice à avoir fait le choix d’aller sur place, à Kumba, avant d’écrire, Danielle Eyango répond à nos questions.  

Lire aussi : Crise anglophone au Cameroun : les mots d'écrivaines sur le massacre des sept élèves de Kumba, par Christian Eboulé

TV5MONDE : Comment vous êtes-vous retrouvée dans ce projet littéraire, et pour quelles raisons avez-vous accepté ?
 
Danielle Eyango, écrivaine camerounaise : J’ai été appelée à contribuer à ce projet par Djaïli Amadou Amal qui est une grande sœur que j’apprécie énormément. Elle a jugé pertinent que je fasse partie de ce Collectif et m’en a fait la proposition. J’ai trouvé lumineuse et fort à propos non seulement l’idée d’un recueil de textes en hommage à ces enfants, violemment assassinés à Kumba, mais aussi l’implication concrète des écrivaines du pays à ce sujet.

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TV5MONDE : Le fait que ce soit un collectif de femmes a-t-il été décisif, et cette démarche peut-elle être qualifiée de féministe ?
 
Danielle Eyango : En effet, je ne le nierais pas. Que des femmes de lettres se démarquent ainsi pour sacraliser en quelque sorte le cri et la douleur des mères qui portent et donnent la vie, est un aspect qui m’a fortement interpellée. Car, depuis cette crise, les voix des hommes parlent haut et fort dans les débats télévisés et autres, mais la femme qui peut-être souffre le plus dans cette crise du Noso [acronyme qui signifie nord-ouest et sud-ouest], parfois violée et torturée avec des vidéos qui circulent, parfois enterrant ses petits alors qu’ils s’en vont simplement à l’école… Cette femme est-elle entendue ? Est-elle-même vue ? Oui, cette démarche peut être qualifiée de féministe. Elle est initiée par des femmes qui disent qu’elles aussi veulent s’asseoir à la table, et faire entendre leurs propositions pour la fin de cette crise.
 
TV5MONDE : Sur les 5 membres du collectif, vous êtes la seule à avoir choisi d'aller sur le terrain avant d'écrire. Pour quelles raisons avez-vous fait ce choix ?
 
Danielle Eyango : Je n’avais pas d’autre choix. Je devais aller sur le terrain. Je vis à Douala, la capitale économique du pays, bien loin de la crise du Noso. Et même si je vois des images dans la presse, je n’en avais pas réellement la teneur, donc la matière pour en parler. Et dans une démarche avec un sujet précis tel que celui-ci, mon procédé d’écriture à moi avait besoin que je m’imprègne du terrain : les odeurs, les images, les gens, leurs gestuelles, leurs regards, leurs silences, leurs colères, leur quotidien etc.

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Sinon, j’aurais écrit un texte froid et sans âme. Il me fallait voir les choses comme ils les voient, il me fallait pénétrer leur ressenti profond vis-à-vis du drame de Kumba et de la crise du Noso en général. C’est pourquoi j’ai demandé à mon agent, Ray Ndébi, de l’agence littéraire Ônoan, ainsi que son collaborateur Jean-Michel Ekele, de m’aider à tout prix à aller sur les lieux. Ce qu’ils ont entrepris grâce à un ou deux contacts ; d’ailleurs ils m’ont eux-mêmes accompagnée.
 
TV5MONDE : Dans quel état d'esprit sont aujourd'hui les proches des victimes que vous avez rencontrés ?
 
Danielle Eyango : Les parents et familles proches des victimes sont blessés au plus profond d’eux-mêmes et ne veulent rencontrer personne, encore moins un francophone. C’est une souffrance terrible, érigée en omerta fortement compréhensible. Cela n’a pas été du tout aisé pour moi, mais il y a des situations où les silences et les regards parlent plus que les mots. La souffrance était perceptible, le sentiment d’abandon aussi.

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J’y suis allée discrètement ; il faut dire ici que tout étranger dans cette zone est immédiatement repéré par les « Ambazoniens » qui se mêlent, l’air de rien, à la foule de tous les jours. C’est un risque énorme de pénétrer en cette région, et de commencer à poser des questions un peu partout. J’ai vu leur souffrance muette dans leurs yeux et cela m’a suffi. Je voulais juste voir et ressentir. Mon guide, un anglophone du coin, lui, m’expliquait mieux ce qui s’était passé tout en s’inquiétant du temps que je ferais sur place.
 
TV5MONDE : Quel est la situation de la ville actuellement, et les écoles sont-elles ouvertes, surtout celle où a eu lieu le massacre ?
 
Danielle Eyango : Le lundi est ville morte, rien n’ouvre. Et c’est aussi le cas à Bamenda [capitale de la région anglophone du nord-ouest, NDLR], où j’étais également. En effet, j’en ai profité pour mesurer la douleur des victimes de la crise du Noso en général. La ville de Buéa seule a une stabilité relative. Lundi, rien n’ouvre à Kumba, ni boutique, ni bureau, rien. C’est un mot d’ordre des « Ambazoniens ».

Vue aérienne
Une vue aérienne de la ville de Kumba, située dans la région du sud-ouest, au Cameroun, en novembre 2020.
© Capture d'écran

Parfois, ils peuvent choisir un tout autre jour en plus dans la semaine, pour une raison qui leur est propre. Mais à part des jours pareils et le lundi, la ville est normale. Les marchés, écoles, cabarets, boites de nuits, etc… sont ouverts. Autre chose, j’ai découvert sur le terrain que quand on va dans des villes comme Kumba et Bamenda, il vaut mieux masquer la plaque d’immatriculation de son véhicule, surtout s’il vient des régions du littoral ou du Centre.
 
Nous avons masqué ma plaque d’immatriculation avec du papier blanc que nous avons scotché. Pour les Ambazoniens, c’est une marque de respect. Ils comprennent que vous êtes étrangers, mais que vous respectez leur territoire. Y pénétrer comme cela sans masquer sa plaque d’immatriculation est une marque de mépris et de supériorité francophones ; et ils sont capables de stopper votre véhicule et de le brûler, que vous y soyez ou pas.
 (Re)voir : "Cameroun : funérailles des 7 élèves de Kumba"

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L’école où a eu lieu le massacre est fermée depuis lors. Les militaires assurent la sécurité dans les écoles de manière assez sporadique on va dire. C’est délicat. Ils veulent bien protéger les écoles, mais plus ils sont nombreux autour d’elles, plus il y a des chances que les « Ambazoniens » y sévissent, m’ont-ils expliqué. Ils exposent la vie des citoyens lorsqu’ils gardent d’un peu trop près une école, surtout si celle-ci est construite par une élite de la ville.
 
Eux-mêmes ne me protégeaient pas de près, pour ma propre sécurité, mais plutôt de très loin, et en civil. Dans cette atmosphère lourde et stressante, mon guide m’a déconseillée de me faire remarquer en filmant les lieux. Je n’y ai fait qu’une journée, sur instruction des forces de l’ordre. Je suis remontée avec un de leurs éléments à Buéa, la nuit.

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Les forces de défense et de sécurité en poste de la ville de Kumba, au Cameroun, en octobre 2020.
© Capture d'écran

TV5MONDE : Les autorités avaient promis la présence de forces spéciales dans la ville juste après le massacre. Avez-vous eu le sentiment que la ville est sécurisée ?
 
Danielle Eyango : Les forces de l’ordre font de leur mieux, mais elles sont confrontées à la complicité sournoise et discrète des populations avec les « Ambazoniens ». Ceux-ci sont des enfants du terroir pour la plupart, on sait qui ils sont, ce sont des cousins, des neveux, des oncles des populations... qui voient plutôt les militaires en ennemis et alliés du pouvoir francophone.
 
TV5MONDE : Vous consacrez deux textes à ce massacre, dont une nouvelle qui commence par un long poème. Pourquoi un tel choix et quel message avez-vous voulu faire passer à travers vos mots ?
 
Danielle Eyango : J’ai en effet consacré 2 textes à ce drame : The Bridge et La valse de la charogne. Le premier est une nouvelle, et le second, un poème. Effectivement, ma nouvelle commence par un poème-chant. Il me fallait une musique, une cadence pour porter la souffrance que j’ai vue et touchée du doigt. Par ma mère, je viens d’une tribu qui chante même quand elle pleure ; les Duala ont cette spontanéité viscérale de chanter et de danser même dans les deuils, et ma Muse en est fortement imprégnée.

Livre

Sur le terrain, une jeune femme m’a parlé d’un pont dans son village, un petit pont sous lequel coulait une rivière. Elle me décrivait simplement son village. Mais quand elle a dit rivière sous le pont, c’était le déclic pour moi. Les Duala ont un rapport fusionnel avec l’eau, et c’est là que ma Muse a soufflé le poème-chant ; et là, j’ai su que je tenais la musique sur laquelle pleurer dignement mes enfants morts à Kumba. La musique qui, malgré l’horreur du drame, chanterait la beauté de la vie et l’espoir d’un lendemain meilleur.
 
TV5MONDE : Vous avez aussi fait le choix de la fiction dans votre nouvelle. Est-ce parce que la réalité qui sous-tend ce projet est tragique et trop insupportable ?
 
Danielle Eyango : Je ne voulais pas d’un texte à résonnance politique, tel un discours vide et creux. Je ne voulais pas d’un texte avec un parti pris. Je voulais que chaque personnage soit authentique, tant dans sa beauté profonde que dans ses erreurs. Je ne voulais diaboliser personne. Je voulais montrer des êtres humains, simplement, pris eux-mêmes dans la spirale d’une haine qui les détruit tout comme elle détruit les autres.
 
C’est pourquoi, avec la matière réelle récoltée sur le terrain, appelons cela la farine, j’y ai rajouté la levure de la fiction, levure qui fait gonfler la farine sans altérer sa réalité. Elle la rend simplement plus séduisante, et délicieuse à pénétrer l’esprit et à convaincre peut-être d’arrêter le massacre. Il est temps.