Hassiba, mille et une nuits trop tard...
Ghania Mouffok, écrivaine et journaliste algérienne
Qu’est-ce que la mémoire, me suis-je demandée ce matin en lisant un article publié par El Watan qui rapportait que ce week-end, une stèle à la gloire de Hassiba Ben Bouali avait été inaugurée dans sa ville natale de Chlef, ville autrefois appelée El Asnam. Sur la photo qui accompagne cet article, on la voit, enfin on l’imagine plus qu’on ne la voit, la qualité d’impression étant comme à notre habitude déplorable, on l’imagine donc telle qu’immortalisée par l’artiste anonyme puisque son nom n’est pas cité, qu’est-ce que la mémoire ?
En statue montée sur un socle, Hassiba Ben Bouali est représentée les cheveux courts, on dit que, cachée dans la Casbah pour ne pas être reconnue par les paras qui la recherchaient, elle les avait teints au henné et qu’elle était superbe avec ses yeux bleus, cheveux courts, jupe aux dessous des genoux, elle porte en bandoulière un sac qui est peut-être une cartouchière et à ses pieds, du moins c’est ce que je crois voir, un fusil massif. C’est ainsi donc qu’elle sera désormais dans sa ville natale, massive, un fusil aux pieds. L’auteur de cette statue n’a donc pas su résister à l’imagerie révolutionnaire qui ne conçoit de moudjahid sans son fusil. Je ne sais pas si Hassiba Ben Bouali a porté un jour un fusil, fut-il à ses pieds, sa spécialité reconnue étant plutôt le transport des bombes à travers Alger, sa ville de combat quand elle et sa famille s’y furent installés, ville quadrillée par toutes sortes de paras, rouges, verts, mais tous aux cœurs noirs. Pour eux, elle n’était qu’une terroriste, pour nous, une héroïne.
Poseuse de bombe. Dans mon panthéon, elle est mon héroïne préférée. Et ce, non pas parce qu’elle posait des bombes mais parce qu’elle ira jusqu’à poser des bombes, elle, la petite d’une famille aisée, lycéenne romantique qui rêvait simplement de devenir infirmière, de soigner plus que de tuer. Elle ira jusqu’à poser des bombes, ce qui n’est ni évident, ni anodin, même en temps de guerre, de faire exploser des civils fussent-ils des ennemis, et elle ira jusqu’au bout de son engagement pour nous sortir de l’esclavage. Elle devint encore plus intime à mon cœur le jour où j’ai lu dans le témoignage de Daniel Timsit, un algérien, juif, nationaliste, qui était le fabricant des bombes qu’elle transportait, qu’à côté de ses instruments de mort, elle transportait aussi une édition des Mille et une nuits. Les mille et une nuits ! Comment aurait-elle réagit si elle avait su qu’un jour, dans son pays, une ministre de la Culture refuserait de s’arrêter devant des faïences incarnant les Mille et une nuits et décorant une nouvelle cité, au prétexte que ce n’était pas algérien ? Aurait-elle souri avec mépris ? Aurait-elle pleuré de ses beaux yeux bleus ? À quoi pense-t-elle quand elle refuse de se rendre aux paras dans la rue des Abderames, qui lui proposaient en échange d’épargner sa vie ? Pourquoi ces trois héros magnifiques, un homme, une femme et un enfant qu’aucun lien de sang ne liait, enfermés dans une tragique modernité, ont-ils préféré mourir ensemble plutôt que de se rendre ?
Qu’est-ce que la mémoire ? « Ni pure positivité, ni proprement impossible à transmettre, la mémoire reste le lieu d’une singularité marquée qui s’éteint inéluctablement avec les êtres qui la portent. C’est entre bavardage et silence que nous la repérons, tâchant de faire le tour du manque à dire qui la fonde. Le temps passe et il serait absurde de le regretter » ai-je lu ces derniers jours, une citation d’Anaëlle Lebovits. Entre bavardage et silence, la Casbah s’écroule et afin que nul ne l’ignore, la maison où périt Hassiba ben Bouali se donne à voir sur Internet, pendue entre ciel et terre, le corps éventré, cette maison d’histoire témoigne que dans un pays qui engrange 76 milliards de dollars de recettes pétrolières, la maison qui abrita Hassiba Ben Bouali la dernière fois où elle vit le jour se lever ne vaut rien face aux sombres spéculations immobilières en cours et à venir. Qu’est-ce que la mémoire ? Alors quand je lis, dans ce même article, que « deux individus » ont été « appréhendés par les services de sécurité » après « avoir commis des actes répréhensibles sur la stèle de Hassiba » avant même son inauguration et qu’ « il s’agirait selon la version officielle de drogués » qui « seront déférés cette semaine devant la justice », je ne suis pas étonnée, ni même scandalisée, je trouve seulement qu’il est ridicule de penser que la drogue expliquerait un tel geste. Gêné, le journaliste ne nous dit pas ce qui a été marqué sur le corps de la Dame au fusil, mais il est sûr que la justice sera prompte à juger deux paumés, sévèrement, méchamment, au nom de la mémoire, ignorant les vrais procès à faire contre les vrais trafiquants de notre mémoire. Si Hassiba Ben Bouali était vivante, elle aurait aujourd’hui soixante dix ans exactement, le même âge que Chadli et Nezzar… Entre bavardage et silence, gardez vos fusils et laissez nous les Mille et une nuits. Ghania Mouffok, décembre 2009
Paroles d'anciens colonisés
Bassek Ba Kobhio, cinéaste camerounais
J’avais trois ans au moment de l’indépendance du Cameroun. D’après ce que j’ai appris, cette époque inaugurait l’ère de l’espoir pour les populations colonisées : l’espoir d’une égalité entre Blancs et Noirs, d’une libération de ces derniers qui allaient pouvoir gérer eux-mêmes leur pays. Cela m’évoque d’abord le grand combat de l'Union des populations du Cameroun, le mouvement nationaliste, qui avait engagé une vraie lutte armée pour se libérer du joug colonial. Les nationalistes de l’UPC se sont battus très tôt pour l’indépendance du pays, par des guérillas urbaines et rurales. Mais dès 1957, la France choisit de créer un gouvernement constitué de personnes qui militaient juste pour une autonomie du Cameroun. Ceux qui voulaient l’émancipation totale de notre peuple ont été écartés du pouvoir, même longtemps après l’indépendance. J’ai le souvenir qu’on ne parlait de cette période que sous le manteau, même encore récemment. On n’avait pas le droit d’évoquer les noms des nationalistes tel que Ruben Um Nyobe. On en parlait en famille, même si je sentais très bien qu’il ne fallait pas insister sur ce sujet. Je ne peux pas dire qu’on entretient la mémoire de la décolonisation. Les régimes qui se sont succédé depuis l’indépendance n’honorent pas véritablement la mémoire des nationalistes. Il y a eu certes des réhabilitations, mais on peut tout aussi ériger un monument à la mémoire des martyres de l’indépendance. Bassek Ba Kobhio est l'auteur du "Grand blanc de Lambaréné, une vue très originale et "inversée" sur l'aventure du Dr Schweitzer...
Aminata Traoré, femme politique malienne
J’ai cru à ce Mali de 1960 avec l’innocence et l’espérance que l’on peut avoir quand on a 13 ans. Qu’en avons-nous fait ? La question est, bien entendu, valable pour tous les autres pays africains qui s’apprêtent à mettre les petits plats dans les grands pour commémorer les 50 années qui se sont écoulées depuis lors. La période postcoloniale que nous vivons est tout simplement désastreuse. J’en juge par le degré de destruction du tissu social et économique de nos pays, au terme de cinq décennies de développement tourné vers l’extérieur, la dégradation de l’environnement et le désarroi de l’immense majorité de la population dont les femmes et les jeunes. Au nom d’une économie marchande dans laquelle notre continent joue essentiellement un rôle de pourvoyeur de matières premières [...], nous avons renoncé aux acquis politiques des années 60 en commençant par la souveraineté politique, l’autonomie de pensée et l’estime de nous-mêmes. Les héros de l’indépendance sont présents quand on considère les statues qui se dressent ça et là. Mais, ils doivent se retourner dans leur tombe au regard des conséquences du grand bradage des biens publics, au nom d’une efficacité et d’une croissance qui profitent aux multinationales et à une minorité de privilégiés et d’initiés. De l’époque coloniale, il reste quelques avenues, une certaine architecture, des habitudes, des comportements vestimentaires et autres, le manque de confiance en nous-mêmes dont nous devons guérir si nous voulons nous en sortir par nous-mêmes.
Ken Bugul, écrivain sénégalaise
En 1960, j'avais treize ans et je me préparais pour le lycée. J'habitais dans une région dont les ressortissants avaient le statut d'indigènes pendant la période coloniale, par rapport à d'autres régions où il y avait des sujets français. Dans notre propre pays, il y avait les uns, les sujets français, et les autres, les indigènes. Nous n'avions pas subi la colonisation de la même façon. Nous n'avons pas tous les mêmes souvenirs. Nous célébrions, cependant, le 14 juillet et je me rappelle de cette robe en tulle blanche, doublée de satin bleu avec un gros nœud rouge, les couleurs Bleu Blanc Rouge de la France. Donc en 1960, on ne nous exigeait plus ces défilés en bleu blanc rouge. Donc pour moi 1960, c'est cela. Plus de robe en tulle aux couleurs bleu blanc rouge. Pour nous les anciens indigènes, mais longtemps considérés par nos autres compatriotes, cette période a représenté le début de la revanche sur ceux qui avaient le statut de sujets français et qui étaient des ressortissants des anciennes quatre communes, Saint-Louis, Gorée, Rufisque, Dakar. Mais au bout de ces cinquante années, nous pataugeons toujours...
Alphadi, styliste nigérien
J’avais trois ans lors de l’accession du Niger à l’indépendance. Je n’ai pas trop de souvenirs de cette époque, mais j’en suis fier. D’après les récits de mon entourage, ce fut un grand pas en avant pour nos pays africains qui affirmaient ainsi leur volonté de rentrer dans l’Histoire. L’après-indépendance était plutôt perturbée, avec la difficulté que nous avions de nous affirmer. Nous sommes d’ailleurs toujours « sous perfusion », et nos efforts ne sont pas récompensés à leur juste valeur. Nous ressentons quelques fois comme une absence de reconnaissance, car la mémoire des héros de l’indépendance est timidement entretenue. Seul l'aéroport international de Niamey porte le nom du premier président du Niger, Feu Diori Hamani, l'un des artisans de l'indépendance du Niger. Que dire de l’héritage colonial ? Nos richesses ont été inégalement reparties, elles n'ont pas profité à tout le pays. On nous a endormis, et tous les systèmes installés depuis les indépendances sont remis en cause avec le temps, car ils deviennent défaillants et même inexistants.
Quand des artistes et des écrivains noirs prennent enfin la parole
Septembre 1956, Paris, la Sorbonne
Du 19 au 22 septembre 1956 se tient à Paris dans l’enceinte de la Sorbonne, le premier congrès international des écrivains et artistes noirs. Les intellectuels africains, antillais et nord-américains en lutte contre la ségregation et le colonialisme en font une tribune pour l’émancipation des populations noires. Retour sur un épisode fondateur de l'émancipation africaine Jakob Schlüpmann, 1'34, septembre 2006
« Le rocher en feuilles » de Bouna Boukary Dioura, cité par Aminata Traoré
D’arroser un rocher Jusqu’à ce qu’il verdisse Car le rocher est dur. Un rocher est éternel. Les paresseux se sont retranchés Disant à tout moment « c’est folie » Nous, on a commencé le même jour, Et durant cinq ans ce fut une corvée Et quand le rocher fut couvert de mousse Il était minuit, minuit de septembre Et nous l’avons baptisé Mali.
Un film de Bassek Ba Kobhio
Le dernier roman de Ken Bugul