Darfour : l'ONU mise en cause par une lanceuse d'alerte
Surnommée la "Snowden" marocaine, Aicha El-Basri, ancienne porte-parole de la Mission des Nations unies au Darfour, accuse l’ONU de négligence et de mensonge. Aicha El-Basri livre à TV5MONDE des documents confidentiels réunis lors de sa mission auprès de la Minuad au Soudan.
La Minuad accusée de ne pas remplir sa mission au Darfour (Archives AFP/ASHRAF SHAZLY)
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Le 5 septembre 2012, plusieurs dizaines de miliciens arabes janjawid lourdement armés attaquent un bus transportant des civils à Tukum, au Darfour à quelques mètres seulement des grilles d’un camp de l’ONU. Un homme est tué et huit autres sont blessés, sous le nez des casques bleus de la Minuad, la mission conjointe ONU/Union Africaine dans cette région oubliée de l’ouest du Soudan. Les militaires, pourtant chargés de « protéger les civils », ne bronchent pas et se contentent de prendre des photos.
L’incident n’est pas isolé. A plusieurs reprises, les soldats de la Minuad ferment les yeux sur les violences dont ils sont témoins. Le 24 mars 2013, 31 personnes se rendant à une conférence sur les réfugiés et escortés par une quarantaine de casques bleus sont kidnappés par des hommes en armes, miliciens pro-soudanais. « Les casques bleus n’ont pas fait le moindre effort pour arrêter cette prise d’otages de gens qu’ils étaient chargés d’escorter », dénonce aujourd’hui Aicha El-Basri, ancienne porte-parole de la Minuad. Le rapport de l’ONU sur cet incident ne sera jamais rendu public.
Photo de la Minuad
"La Minuad n'a pas fait son travail"
Aicha El-Basri a passé huit mois au Darfour avant de démissionner, écœurée dit-elle des « manœuvres systématiques et constantes » du système onusien pour cacher ses défaillances. Cette Marocaine a divulgué des centaines de documents internes de la Minuad qui ont alimenté une enquête du magazine américain Foreign Policy et dont TV5Monde a obtenu une partie. « A de nombreuses reprises, la Minuad n’a pas fait son travail. Les forces de la mission mettaient parfois trois ou quatre jours à patrouiller dans des villages qui étaient attaqués, juste à côté de la base », dit-elle.
Ces documents décrivent une mission dysfonctionnelle, dans laquelle les officiels onusiens en charge de la Minuad s’attachent à minimiser les incidents et à atténuer la responsabilité des forces gouvernementales soudanaises. « Les rapports de la mission et du secrétaire général abusaient des euphémismes pour cacher la vérité sur les auteurs des crimes contre les civils et des bombardements intensifs de 2012-2013 », témoigne-t-elle. Dans le cas de l’incident de Kutum, la Minuad parle d’un incident « supposé » pourtant dûment photographié par ses hommes et attribue les victimes à un « échange de tirs ». La réaction des casques bleus est même qualifiée de… « robuste ».
Photo de la Minuad
Information manipulée
Aicha El-Basri n’est pas seule à nourrir des doutes sur le rôle de l’ONU au Darfour. « Toute l’information qui sort de la Minuad est manipulée. Il y a deux ou trois personnes qui ont pris en otage cette mission, lui écrit Aïchatou Mindaoudou, brièvement nommée chef de mission entre 2012 et 2013. Leurs agendas ne sont pas forcément en ligne avec notre mandat ou le sort des Darfouris. »
Au siège de l’ONU, l’embarras est palpable. Ces révélations jettent une lumière crue sur la Minuad, l’une des missions de l’ONU les plus fournies avec 18 000 hommes, et les plus coûteuses : 1,3 milliards de dollars par an, alors que tout le monde s’accorde à dire qu’elle est un échec. « C’est une mission pourrie ! » confie un diplomate. En cause : la nature hybride de cette mission pour laquelle le Soudan a exigé la participation de l’Union Africaine. « L’Union Africaine est là avant tout pour protéger (le président soudanais) Omar El-Béchir. Cela parasite complétement la mission », poursuit ce diplomate.
Aicha al-Basri a démissionné de son poste de porte-parole de la Minuad le 24 avril 2013.
Enquête interne ?
L’enquête sur les dysfonctionnements et la désinformation de la Minuad s’est opportunément perdue dans les méandres de la bureaucratie onusienne. Le Bureau des services de contrôle interne des Nations unies (BSCI) saisi par Aicha El-Basri s’est déclaré incompétent et a renvoyé le dossier sur le Département des opérations de maintien de la paix. Ce dernier a conduit une simple évaluation datée du mois de février. La mission dispose d’un an pour modifier son mode de fonctionnement.
L’effet « Minuad » sera peut-être plus profond. Dans un rapport interne publié ces derniers jours, le BSCI « note une tendance persistante des casques bleus à ne pas intervenir par la force quand des civils sont attaqués », alors même que le Conseil de sécurité leur a donné l'autorisation de faire usage de la force. L’étude se base sur huit missions de maintien de la paix de l’ONU, dont la Minuad. Sans doute ne peut-on pas trop en demander à des casques bleus sous-payés, mal formés et souvent sous-équipés pour faire face à des situations de guérilla. Leur pays d’origine leur donne souvent pour consigne de ne pas prendre de risques et d’éviter les affrontements. Malgré cela, 172 casques bleus ont été tués au Darfour depuis le déploiement de la mission en 2007.