La guerre est-elle entrée dans une nouvelle phase ? C'est la question qui, désormais, inquiète les états-majors des armées. En proie à la guérilla urbaine, Gao a été la cible de plusieurs attentats suicide ; la route qui mène à Sevare est désormais fermée, après l'explosion de mines qui ont coûté la vie à plusieurs civils et militaires. Envoyé spécial de TV5Monde à Gao, François-Xavier Freland a parcouru cette route sous haute surveillance, avant de retourner à Bamako. Récit.
Cela fait plusieurs jours que l'on sent venir l'attaque du Mujao. Gao, première grande ville du Nord libérée, n'a jamais vraiment retrouvé sa quiétude. Les islamistes ont fui, mais les stigmates de neuf mois de présence sont partout, à l'image de ces pancartes à fond noir, installées aux quatre coins de la ville, invitant en arabe ou en français les femmes à se couvrir et les hommes à se rendre à la justice de Dieu. La place de l'Indépendance elle-même, où l'on l'amputait les mains des voleurs durant l'occupation islamiste, est désormais communément appelée "place de la Charia", comme s'il en avait toujours été ainsi. Je me souviens de cette réflexion d'un chauffeur de taxi à mon arrivée, au lendemain de la libération de Gao : "Lorsque les bombardements ont commencé, les hommes du Mujao ont fui dans une quarantaine de véhicules. Que sont-ils devenus ? Ils n'ont pas disparu comme ça ! Ca prouve qu'ils ne se cachent pas loin."
La plupart des journalistes présents à Gao sont parqués dans un hôtel, tenu par un jeune islamiste à la barbe impeccablement taillée. L'homme, plutôt sympathique, a surmonté toutes les crises. Voici encore quelques jours de cela, ces mêmes chambres étaient encore occupées par les dirigeants islamistes. "Si son hôtel n'a pas été détruit, c'est que l'alcool y a toujours été interdit, et la prostitution aussi," m'explique un voisin. Pourtant, par deux fois, les soldats maliens chargés de la surveillance de l'établissement vont arrêter des hommes suspects, touarègues, venus voir d'un peu trop près ce qui s'y passait. Boubacar est un jeune instituteur qui a fui sa ville natale, Menaka, saccagée selon lui par le MNLA ; depuis le début de l'occupation islamiste, il vit en exil à Gao. Aujourd’hui, il tient un discours contradictoire avec ce qu'on entend ici où là sur l'impopularité du Mujao. "Vous savez moi, j'étais patrouilleur explique-t-il. Dans mon quartier, je m'occupais de l'ordre. On faisait en sorte d'éviter les heurts inutiles avec les islamistes. Et puis leur chef nous a proposé d'améliorer notre quotidien. Abdoul Hakim nous a dit : ‘Occupez-vous de ramasser les ordures, faites le ménage dans vos quartiers, creusez des évacuations d'égout… Le quartier le plus propre gagnera de l'argent.' Et c'est comme ça que nous nous sommes mis à travailler avec eux. En neuf mois de Mujao, on en a plus fait pour cette ville qu'en cinquante ans d'indépendance." Plus tard, un homme me présente sa dernière-née, Aicha. Elle est née sous le Mujao - et "grâce à eux", dit-il : "Dès qu'ils ont su qu'elle allait naître. Ils ont envoyé une voiture qui a conduit ma femme à l'hôpital. Ils m'ont même donné de l'argent pour me féliciter d'être papa."
Ce vendredi 8 février, lorsqu'a lieu le premier attentat-suicide, j'ai déjà décidé de partir. Gao est devenue une citadelle d'ennui digne du "Désert des Tartares", de Dino Buzzati, où l'on attend désespérément un ennemi invisible qui n'arrive jamais. Dans la nuit, un nouveau groupe de journalistes est arrivé avec un convoi militaire. Tous espèrent remonter à Kidal, au nord, mais l'état-major français en a décidé autrement. Finalement, cinq journalistes seulement seront embarqués à bord d'hélicoptères des forces spéciales pour aller visiter la localité de Tessalit, récemment libérée par l'armée française.
Le matin, nous décidons avec deux journalistes japonais, de prendre la route qui relie Gao à Sevare, ce fameux axe qui fait la une des journaux, depuis que l'explosion de mines antipersonnelles dissimulées dans les nids de poule a coûté la vie à plusieurs civils et militaires. Une équipe de télévision chinoise décide de nous suivre, mais il n'y aura pas de convoi militaire. "C'est à vos risques et périls, mais si vous évitez les trous, il ne devrait pas y avoir de problème," me rassure un capitaine français. Au moment où nous partons, les autres journalistes se dirigent justement vers la base militaire de Gao pour obtenir de l'état-major l'autorisation de remonter vers Kidal. Je ne sais pas encore ce qui se trame dans cette ville. Je suis juste heureux de quitter un endroit devenu irrespirable. Nous passons le pont de Gao, qui enjambe le lumineux fleuve Niger. Sur les collines, les canons des chars français veillent sur ce point de passage vital entre nord et sud. A la sortie, un poste de contrôle malien arrête nos véhicules. On nous demande un ordre de mission que nous n'avons pas. Après quelques palabres et la vérification de nos identités respectives, un des agents lève la barrière avec un "bonne chance, soyez prudents !"
Notre chauffeur accélère. Il accélère si fort que cela en devient presque suspect. Devant nous s'ouvre un horizon sans fin, vers lequel se dirige une seule route jonchée de nids-de-poule. Un des journalistes japonais, le visage collé au pare-brise, s’écrie : "Slowly – plus lentement !" La voiture ralentit et slalome entre les trous dans la route. Nous allons ouvrir la voie sur les 200 premiers kilomètres. Derrière, l'autre véhicule, celui qui prendra ensuite la tête de notre petit cortège, nous fait des appels de phares dès que nous nous échappons trop vite. Nous avançons pourtant à un rythme d'escargot ! Cinq cents kilomètres séparent Gao de Sevare, et cela nous parait une éternité. Soudain, une roue s’engage dans un nid-de-poule. Nous échangeons un regard paniqué, comme si c'était le dernier. Dans la voiture, la paranoïa est palpable.
Pas un véhicule civil à l'horizon. Juste, çà et là, un camion de transport de vivres. La route est déserte, encadrée de quelques montagnes où pourraient se cacher les hommes du Mujao, tels des Indiens en embuscade. Quand ce n'est pas un nid-de-poule, c’est une chèvre que nous évitons de justesse, qui traverse la chaussée, insouciante. Plus loin, nous croisons un pick-up déchiqueté par l’explosion d’une mine, qui nous rappelle que le danger est bien réel. Le chauffeur reste concentré sur la route. Mon voisin japonais fume cigarette sur cigarette, les yeux rivés sur la route.
Doucement, malgré moi, je m'assoupis, pour me réveiller quelques minutes ou quelques heures plus tard face à un convoi militaire français. Agréable réveil ! Alors que notre véhicule s’immobilise pour laisser passer les troupes, je sors de la voiture pour filmer leur passage. Dorénavant je sais que la route est en partie sécurisée. Une vingtaine de Jeeps, chars, camions militaires défilent devant nous. Les soldats nous adressent des petits signes amicaux de la main. Tous les véhicules gardent une même distance de sécurité entre eux - une cinquantaine de mètres. A l'entrée de Douentza, nous tombons sur un autre convoi militaire, malien celui-ci, à l'arrêt. Assis dans les camions, les soldats nous font, eux aussi, des grands sourires et nous saluent cordialement. "On est tous ensemble !", s’écrient certains. La ville est calme, sans agitation. Au bord de la route, quelques commerces seulement. "On a un peu peur parce qu'on ne sait pas, là. Ces gens ont l'air très criminels, me confie un habitant de Douentza. Mais depuis que les Français sont venus, vraiment ça va mieux ici. Ils ne vont pas nous laisser dans la merde. J'en suis sûr et certain, ils nous ont aidé sans conditions".
A 80 kilomètres de Sevare, nous entrons dans Konna, l'ancienne forteresse des djihadistes au tout début de l'intervention militaire. Cette ville fantôme a conservé les stigmates de la guerre éclair. Devant les maisons en partie détruites, il y a des restes de véhicules carbonisés. La peur se lit sur le visage de ses habitants, à l’image de cet homme, qui lorsqu'on évoque la guerre et les mines antipersonnelles, balbutie. "Bon, on a peur des mines, un peu… Des gens sont morts. Certains ont été blessés. Déjà, nos maisons ont été gâtées." A la tombée de la nuit, notre petit convoi entre dans les rues étonnement vivantes de Sevare. Par la vitre, je vois des jeunes femmes rouler sans voile en Mobylette. Je regarde les bars et les restaurants ouverts - la vie qui bat son plein. Et je me demande si nous sommes vraiment sortis de ce long tunnel.
De Gao à Sevare/Mopti en passant par Douentza