Fil d'Ariane
Ils étaient plusieurs centaines, armes lourdes à la main, fusils d'assault, mitrailleuses avec véhicules et motos. Les djihadistes de l’État islamique au grand Sahara (EIGS) dans une vidéo de propagande publiée le 13 décembre prêtent allégeance à leur nouveau calife, Abou al-Hussein al-Husseini al-Qourachi. L'EIGS montre ses forces. Cette vidéo est tournée en plein jour, dans une zone désertique dont le lieu n'est pas encore identifié. L’État islamique au grand Sahara est militairement fortement présent dans la zone dite des trois frontières, entre Mali, Niger et Burkina Faso.
Quatre mois plus tôt, le 15 août 2022, le dernier soldat français quittait le Mali. Qu’est-ce que cette vidéo montre de la situation sécuritaire au Sahel ?
Seidick Abba est journaliste spécialiste du Sahel. Selon lui, cette vidéo montre que l’État islamique ne se cache plus pour opérer dans la région. L’auteur de "Mali-Sahel : notre Afghanistan à nous ?" publié en mars 2022 explique qu’elle a aussi une portée dissuasive pour l’armée malienne et son allié.
TV5MONDE : À quoi sert cette vidéo de propagande de l’État islamique au grand Sahara ?
Seidick Abba : Il y a une dimension de propagande. Le message est adressé à la fois aux adversaires de l’État islamique, qui sont l’État malien, les pays de la sous-région, Wagner et aussi le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans. Ces vidéos visent à montrer la puissance de l’État islamique, à lancer un avertissement pour dissuader tous ceux qui seraient tentés de venir les affronter.
Depuis que la force Barkhane est partie de la zone des trois frontières, le groupe djihadiste se donne à coeur joie.Seidick Abba, journaliste et écrivain spécialiste du Sahel
Ça veut dire que l’État Islamique est désormais sur son territoire et qu’il opère sans avoir à se cacher. Depuis que la force Barkhane est partie de la zone des trois frontières, le groupe djihadiste se donne à coeur joie. Ils ont conquis le territoire. Les emprises laissées par Barkhane n’ont pas été récupérées par le Mali contrairement à ce que dit la propagande. L’État islamique s’est renforcé dans cette zone.
Avant cette démonstration de force déjà, il y a eu des affrontements réguliers avec le Djinim (NDLR : État islamique en arabe) et le MSA (NDLR : Mouvement pour le salut de l'Azawad, un mouvement politique touareg). L’État islamique a continué de gagner du terrain. Cette démonstration de force vient justement confirmer sa quasi-hégémonie dans cette zone des trois frontières, particulièrement du côté du Mali où il n’y a pas de réponse.
TV5MONDE : Dans quelle mesure l’État islamique a progressé depuis le retrait de Barkhane ?
Seidick Abba : Toutes les emprises que Barkhane a laissées dans la zone des trois frontières, autour de Ménaka, Ansongo, Gao, Gossi, etc, avaient été rétrocédées à l’armée malienne. Elle était censée les occuper. En réalité, elle ne les a pas effectivement occupées. Sinon, elle les a occupés les premiers jours avant de repartir.
Du coup, l’État islamique a compris qu’il y avait un vide territorial et a continué à gagner du terrain, à progresser. Il y a quelques efforts de résistances, mais ce n’est pas suffisant. Depuis le mois de mars, l’État islamique a beaucoup progressé. Le 15 août, lorsque le dernier soldat français a quitté le Mali, c’est devenu une sorte d’open-bar pour l’État islamique. Maintenant, ils font ce qu’ils veulent.
À partir du moment où l'État islamique devient fort au Mali, cela signifie qu’il peut exporter sa menace vers le Niger et le Burkina Faso. Seidick Abba, journaliste et écrivain spécialiste du Sahel
Ils le font parce qu’ils savent que du côté malien, il n'y a pas de réponse qui peut venir. Par ailleurs, ils savent que, compte tenu des mauvaises relations avec le Mali, les forces françaises qui sont au Niger, à 100/150km n’auraient pas pu intervenir. Le Mali aurait invoqué la souveraineté de son territoire pour protester. On se retrouve dans ce contexte où l’État islamique est devenu une menace, non seulement pour le Mali mais aussi pour les autres pays. À partir du moment où il devient fort au Mali, cela signifie qu’il peut exporter sa menace vers le Niger et le Burkina Faso.
TV5MONDE : Qu’en est-il des autres groupes terroristes dans la région ?
Seidick Abba : Il y a le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), qui essaye lui aussi de résister à la progression de l’État islamique mais qui n’y arrive pas. En réalité, l’État islamique a reçu beaucoup de renforts en provenance de la Libye. Il a reçu des armes et des hommes, venus au nom de l’international djihadiste. Cela lui procure une puissance en effectif.
Auparavant, les recrutements se faisaient beaucoup localement. Actuellement, grâce aux renforts extérieurs, ils sont dans une situation d’hégémonie dans la zone des trois frontières.
TV5MONDE : Que peut faire l’armée malienne face à cette situation ?
Seidick Abba : Le principal partenaire du Mali en matière sécuritaire, c’est Wagner. La coopération avec la France est complètement gelée. Avec l’Union européenne, elle ne fonctionne pas militairement. La coopération ne fonctionne pas non plus avec le Niger voisin. Aujourd’hui, le pays qui peut coopérer le plus facilement avec le Mali, c’est le Burkina Faso. Mais il est lui-même dans une situation délicate. Donc il ne peut pas leur venir en aide.
Les forces armées maliennes n’ont que Wagner comme allié. Cependant, la Russie est elle-même engagée dans le conflit en Ukraine. Elle a un autre agenda que de venir au secours du Mali. Et Wagner, ce sont des mercenaires. Ils ne prennent pas beaucoup de risques. Ils ont vu la supériorité en puissance de faits et numériquement de l’État islamique au grand Sahara. Ils n’osent pas aller à l’affrontement.
Si les gens voulaient agir contre l'État islamique, ils seraient partis les affronter.Seidick Abba, journaliste et écrivain spécialiste du Sahel
S’ils étaient dans une dynamique offensive, ils auraient envoyé des hommes au combat dès la publication des deux vidéos de propagande. Là, les combattants islamistes que l’on a vu sont encore au Mali, ils ne se cachent pas. Si les gens voulaient agir contre eux, ils seraient partis les affronter. Il y a une stratégie d’esquive de la part des forces armées maliennes et de leur allié Wagner. Le danger, au-delà du Mali, c’est l’ensemble de la sécurité au Sahel.
TV5MONDE : Comment la situation au Sahel peut-elle évoluer ?
Seidick Abba : Les perspectives ne sont pas bonnes. La menace est devenue globale. La réponse ne peut être que globale, internationale. Elle doit associer tous les pays de la sous-région. Mais aujourd’hui, telle qu’elle se présente, cette coopération n’est pas possible. On parle même de Wagner qui s’est implanté au Burkina Faso. On attend de voir ce que les autorités burkinabés vont dire, mais le président ghanéen a clairement dit à Washington que Wagner s’est installé au Burkina Faso.
Wagner ne peut pas combattre l’État islamique.Seidick Abba, journaliste et écrivain spécialiste du Sahel
Il y a une sorte de fuite en avant des États, consistant à contracter des services de Wagner. Mais ce n’est pas la solution. Wagner ne peut pas combattre l’État islamique. À partir du moment où Wagner s’installe au Burkina Faso, cela signifie qu’il n’y a plus de possibilité de coopération entre le Burkina Faso et le Niger, car ce dernier ne veut pas de Wagner. Il n’y a déjà plus de coopération entre le Mali et le Niger.
La réponse transnationale va avoir du mal à se construire. Ça limite aussi la coopération internationale. Les Américains ne voudront pas apporter de soutien à un pays qui a affaire à Wagner. Ni même Takuba, ni même la France. Cette impossibilité va profiter aux groupes djihadistes qui continueront à avancer. Ils ont déjà entamé leur agenda pour descendre au Bénin, au Togo et dans les autres pays du golfe de Guinée. La situation ne se présente pas de façon très optimiste.