Fil d'Ariane
TV5MONDE : Bonjour Denis Mukwege, merci beaucoup de nous accorder cet entretien de votre hôpital à Panzi dans l’Est de la République Démocratique du Congo, en RDC. C’est une interview réalisée en visioconférence, par Internet. Nous sommes seulement au 2e jour du déconfinement en France.
Vous, le médecin et le Prix Nobel de la Paix, vous avez été désigné par les autorités de votre pays pour coordonner la riposte contre le coronavirus dans l’Est du pays, dans la région du Sud-Kivu. Il y a trois jours vous avez lancé un appel pour un approvisionnement en urgence de tests de coronavirus dans votre région notamment. Pourquoi cet appel ? Parce que l’Afrique a jusqu’à présent remarquablement résisté à cette pandémie.
Denis Mukwege : En effet, je crois que l’Afrique a bien résisté et tant mieux. Puisque ce qui était annoncé c’était l’hécatombe. Aujourd’hui on peut constater que la pandémie évolue très, très lentement en Afrique et tant mieux. Mais je crois qu'il ne faut pas être triomphaliste, je crois que le triomphalisme peut nous amener au pire. Donc il faut rester très vigilant, il ne faut pas baisser la garde, au contraire, il faut pouvoir apprendre de l’expérience des autres et améliorer notre capacité à résister à cette pandémie.
Lorsque nous faisons la révision de toutes les méthodes que nous avons utilisées pour résister à la pandémie au Sud-Kivu, on voit très bien que face à ces méthodes - comme la distanciation sociale, le confinement partiel des personnes âgées de plus de 60 ans, le port de masques obligatoires et cetera, nous avons eu une réaction très positive de la part de la population, probablement à cause des épidémies que nous avons eues dans le passé. Donc il y avait des réflexes de se protéger.
Dans la stratégie que nous avons proposée, étant donné que nous n’avons pas beaucoup de malades, il est possible de tester chaque personne qui présente les symptômes. Il est possible de tester plutôt rapidement. S’ils sont positifs, il faut pouvoir mettre ces patients en isolement pour éviter qu’ils continuent de contaminer d’autres personnes autour d’eux.
Deuxièmement, toutes les personnes en contact doivent pouvoir être mises en quarantaine. Et là nous avons des équipes, une équipe mobile mais aussi un système de relai communautaire qui permet de suivre une personne en quarantaine. Donc vous comprenez très bien qu’avec cette stratégie, on n’a pas besoin de tester tout le monde, parce que nous n’en avons pas la capacité. On n’a pas suffisamment de moyens pour faire des tests de masse.
Par contre, si l’on cible les personnes qui doivent être testées, on peut limiter suffisamment la propagation du virus. Malheureusement, ce sont ces tests qui nous manquent. C’est pour cette raison que j’ai fait un appel solennel pour qu’il y ait une coordination à tous les niveaux et pour que les laboratoires qui permettent de faire ces tests soient décentralisés. Parce que lorsque l’on fait ce type de dépistages, nous avons besoin d’avoir des réponses rapidement pour prendre la décision de l’isolement et de la mise en quarantaine de tous les contacts.
Avez-vous les moyens d’isoler les malades ? On sait que le confinement est une chose à laquelle le continent a renoncé. Est-ce que vous aurez les moyens de confiner les personnes qui seraient porteuses du virus ? Est-ce que vous avez les structures et les infrastructures sanitaires pour le faire ?
Je crois que c’est là où nous devons être très, très prudents. Notre système sanitaire est très fragile donc il y a des choses qu’on ne peut pas se permettre. J’avais dit qu’il fallait vraiment que l’Afrique puisse miser sur la prévention, la prévention et encore la prévention. Pourquoi ? Parce que nous savons qu’une fois que la pandémie se déclenche et qu’on a plus de cent malades par jour, eh bien on n’est plus capable de faire quoi que ce soit.
Par contre, lorsqu’on a un nombre limité de malades symptomatiques, on a encore la possibilité de pouvoir les isoler. Quand je vois l’exemple de ma province, le Sud-Kivu, et toutes les personnes qui présentent des symptômes, nous avons un endroit d’isolement où nous pouvons les mettre et les garder. Mais pour un nombre très, très limité. Et cela veut dire que si le nombre devient important, on ne saura plus le faire, et dans ce cas-là on va perdre tout le contrôle, toute la capacité de pouvoir contenir la maladie.
Donc je pense qu’il faut agir maintenant, puisque nous avons encore les infrastructures qui peuvent nous permettre, par exemple, de faire l’isolement, de mettre des personnes en quarantaine. Cela peut se faire quand on a cinq ou six malades par jour. Au-delà, on n’est pas capable de le faire.
Il y a certainement une sous-estimation mais d’un autre côté ces chiffres représentent assez fidèlement l’évolution de la pandémie en Afrique.Denis Mukwege, coordinateur de la riposte contre le coronavirus dans la région du Sud-Kivu en RDC
Les chiffres concernant votre pays, la RDC, sont relativement bas. Selon les autorités sanitaires, il y aurait mille cas officiellement déclarés, et 41 décès. Est-ce que ces chiffres, selon vous, reflètent la réalité en l’absence notamment de campagne massive de tests?
Je crois que dans aucun pays au monde aujourd’hui on peut penser que l’on a des chiffres exacts puisqu’il n’y a pas eu de dépistage de masse. Beaucoup de ces cas sont asymptomatiques. Pour les cas symptomatiques, même s’ils étaient porteurs du virus, tous ne se présentent pas à l’hôpital. Donc on ne peut pas savoir.
Ces chiffres sont certainement sous-estimés puisque d’abord dans le pays, nous n’avons qu’un seul centre de dépistage qui est dans la capitale, à Kinshasa. Alors que dans plusieurs provinces comme la mienne, dans le Sud-Kivu, il y a 1,5 million d’habitants. Donc nous devons compter sur Kinshasa pour faire les tests. Il est vrai que dans ces conditions, on ne peut pas penser que toutes les personnes suspectes soient testées. Donc c’est sous-estimé.
Mais je mets quand même une réserve à cette sous-estimation, car on n’a pas non plus observé une augmentation du nombre de décès dus aux insuffisances respiratoires dans les hôpitaux. Donc toute proportion gardée, je crois que ces chiffres reflètent en fait une certaine réalité de cette pandémie en Afrique. Et quand je vois les chiffres des autres pays, effectivement, je vois qu’il n’y a pas une augmentation de la mortalité hospitalière due aux insuffisances respiratoires… Donc je crois qu’il y a certainement une sous-estimation mais d’un autre côté ces chiffres représentent assez fidèlement l’évolution de la pandémie en Afrique.
Une augmentation exponentielle des cas peut arriver à tout moment si on ne garde pas la politique qui a été prônée par les dirigeants africains, c’est-à-dire cette politique de prévention que je félicite.
Denis Mukwege, coordinateur de la riposte contre le coronavirus dans la région du Sud-Kivu en RDC
On comprend que vous demandiez ces tests. Il y a eu cette information au Ghana ces derniers jours d’une contamination collective dans une seule et même usine. 500 personnes ont été testées positives au coronavirus. Est-ce que, selon vous, il pourrait y avoir une propagation comme celle-là, silencieuse, sur le continent ?
Cela demanderait une étude. Pour confirmer qu’il y a beaucoup plus de cas asymptomatiques en Afrique, il faudrait faire un dépistage de masse. Cela pourrait être des dépistages par des tests antigéniques ou des tests sérologiques, donc chercher les anticorps. Dans les cas que nous avons, dimanche à Bukavu, un homme a été en contact avec une personne, elle-même testée positive. Cet homme a donc été mis en quarantaine mais n’a jamais développé les symptômes. C’est son épouse qui a développé des symptômes plusieurs jours après. Donc nous supposons que cette patiente a été contaminée par son mari.
Aujourd’hui on n’a pas de chiffres, puisqu’il n’y a pas eu de dépistage de masse pour savoir le portage d’anticorps dans la population. C’est la seule façon de pouvoir répondre à cette question. Mais il y est certain qu’il y a des porteurs sains qui peuvent contaminer d’autres personnes ou propager le virus sans qu’eux-mêmes soient symptomatiques. Là, ce serait intéressant de faire des études, mais cela demande d’avoir des tests sérologiques en grande quantité.
En Afrique, pour tout le continent, à ce jour, il y a à peu près 2 300 morts. Vous qui êtes médecin, docteur Mukwege, comment peut-on expliquer une telle différence entre ce qu’il se passe sur le continent africain et dans le reste du monde, notamment en Europe et aux États-Unis, où l’on compte des centaines de milliers de morts ?
Il y a plusieurs spéculations, plusieurs hypothèses qui ont été émises. Mais d’abord, par rapport à toutes ces hypothèses, je voudrais dire que nous devons rester vigilants. Il ne faut pas baisser la garde et considérer que nous ne sommes pas concernés, ou très peu, par cette pandémie. Il y a quelques raisons que l’on peut évoquer. Ce n’est pas un secret, l’Afrique n’est pas très connectée au monde : quand on voit le nombre d’aéroports, la circulation de la population, etc… ce n’est pas aussi important qu’en Europe ou aux Etats-Unis.
Cela peut être déjà une fracture, le fait que les Africains ne sont pas très connectés. Et cela montre aussi - vous pouvez très bien le constater, que les villes où il y a beaucoup de cas de malades par rapport au reste de l’Afrique, ce sont quand même des villes qui attirent les touristes. On voit très bien l’Afrique du Nord, Algérie, Maroc, etc… et puis l’Afrique du Sud.
Donc on peut dire que l’Afrique n’est pas très protégée. Et puis le Sénégal, Dakar, ou Kinshasa sont des grandes villes connectées au monde, et c’est là aussi où il y a le plus grand nombre de malades. Donc je me dis, peut-être que notre courbe est simplement décalée mais une augmentation exponentielle des cas peut arriver à tout moment si on ne garde pas la politique qui a été prônée par les dirigeants africains, c’est-à-dire cette politique de prévention que je félicite.
Je crois que les dirigeants africains ont pris la décision, par exemple de fermer les frontières, de confiner la population, de prôner la distanciation sociale, et le port des masques dans certaines villes avant même qu’il y ait le premier cas. Donc nous ne devons pas oublier que cet aspect d’être proactifs par rapport à cette maladie a donné à l’Afrique un avantage certain.
Aussi, nous, en Afrique de l’Ouest, nous venons à peine de sortir de l’épidémie d’Ebola. Donc il y a des réflexes par rapport à cette épidémie que les gens ont conservés et dès qu’il y a eu les annonces, il y a eu moins de discussions sur les libertés individuelles. On a compris qu’il y avait un danger, et qu’il fallait qu’on puisse se prendre en charge rapidement. Tous ces facteurs, je crois, mis ensemble, peuvent expliquer que les chiffres des décès en Afrique ne soient pas élevés.
Mais il ne faut pas que cela donne aux Africains l’impression que la pandémie est déjà passée et que nous sommes protégés. Nous devons dire tout simplement "bravo" : pour la première fois, l’Afrique a pris les mesures qu’il fallait, au bon moment. Et je crois qu’il faut continuer à être très, très vigilants par rapport à cette épidémie.
Vous avez dit anticipation, vigilance, prévention. Parmi la prévention vous parlez des masques. Mais ici dans les pays riches, on a beaucoup de mal à se procurer ces masques. Est-ce que vous avez suffisamment de masques pour vous protéger et pour protéger la population ? Est ce que vous en produisez localement ? Comment cela se passe pour cet aspect de la prévention ?
Lorsque nous avions demandé à la population de porter les masques obligatoirement, on a fait appel à tous les couturiers. Par exemple, à l’hôpital de Panzi, toutes les femmes victimes de violences sexuelles logées dans nos maisons de transit sont devenues des couturières pour fabriquer des masques en tissu.
Et je crois que pour ces masques en tissu, on a pu utiliser des astuces qui leur permettent d'être efficaces. Il y a des réflexes qu’on avait perdus : on obtenait tout de l’Asie moins cher et cela faisait que les gens attendaient.
Donc pour faire face à cet attentisme, on a simplement demandé à chaque famille de fabriquer des masques avec du tissu. Et assez rapidement, le jour où l’on a imposé le port de ces masques, près de 80% de la population portait un masque en tissu. Je crois que ces masques peuvent avoir des faiblesses. Néanmoins ils filtrent et diminuent la transmission, il n’y a aucun doute.
Je crois que les dirigeants africains, au lieu d’être dans le déni, ont pris des mesures efficaces, à temps.
Vous qui êtes généralement assez critique sur les gouvernements en Afrique, vous dites qu’ils ont « pris conscience de la maladie », de ce Covid-19, qu’ils ont pris de bonnes mesures. Vous saluez leur efficacité dans cette situation ?
Absolument. Je crois que je ne suis pas seulement critique et qu’il faut dire les choses comme elles sont. Quand les gouvernants font des bonnes choses, il faut les saluer, il faut les féliciter. Parce que il ne faudrait pas que les gens pensent que ce qu’il se passe en Afrique est juste un don de Dieu. Non. Je crois que les dirigeants africains, au lieu d’être dans le déni, ont pris des mesures efficaces, à temps. Aujourd’hui notre appel c’est qu’il ne faut pas baisser la garde. Il faut absolument que nous restions vigilants pour continuer à protéger la population. Mais cela mérite d’être félicité et salué.
Vous ne vivez pas sur le continent ce choc sanitaire que vit une partie du reste du monde. En revanche, le choc économique provoqué par cette pandémie, l’Afrique le vit déjà, avec un certain nombre d’indicateurs comme le cours des matières premières qui s’est effondré, avec le tourisme qui s’effondre, lui aussi, compte tenu de la fermeture des aéroports et des liaisons aériennes. Est-ce que vous le ressentez déjà, là où vous êtes, et est-ce que vous êtes inquiet des conséquences d’un choc économique, avant même un choc sanitaire ?
Absolument. Je crois que de ce côté-là, effectivement, l’Afrique n’est pas épargnée du choc économique. Moi, je suis à l’hôpital et la fréquentation dans les institutions sanitaires a beaucoup diminué. On peut très bien comprendre que les malades qui vivent de l’économie informelle, quand cette économie souffre et qu’ils ne peuvent pas travailler normalement pour gagner leur vie, malheureusement, ils ne viennent pas à l’hôpital. Ils viennent souvent tardivement, je dirais. Ils viennent pour mourir à l’hôpital. C’est une mauvaise chose.
On peut donc très bien voir que l’hôpital est un mouroir de l’économie informelle de la population. On voit que l’Afrique n’est pas protégée par rapport à ces conséquences économiques liées à cette pandémie. Et là il faudrait qu’on soit innovants, il faudrait que l’Afrique puisse pouvoir penser résoudre cette crise économique qui nous guette.