Digital Africa : "L'Afrique est un réservoir de talents numériques"

Favoriser le financement de jeunes pousses africaines pour développer des écosystèmes de la tech africaine, telle est l'ambition de Digital Africa. Une initiative lancée par le président français Emmanuel Macron qui souhaite que la France prenne une part active appuyée par des fonds de l'Agence Française de Développement. Stephan-Eloïse Gras, directrice exécutive de Digital Africa, évoque pour nous les perspectives de ce secteur stratégique et les nouvelles orientations de cette association au sortir d'une crise de gouvernance.
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TV5MONDE : Dans quelle situation se trouve le secteur de la tech aujourd'hui en Afrique ?

SE Gras
Stéphan-Eloïse Gras, directrice exécutive de Digital Africa.
© D.R.

Stéphan-Eloïse Gras, directrice exécutive de Digital Africa : En Afrique la pandémie a accéléré encore plus l’émergence de l’écosystème tech africain qui avait franchi une étape importante en 2019 en atteignant 2 milliards de dollars d’investissement. Il y a eu un nouveau jalon atteint à la fin de l’année 2020 avec le rachat de la jeune pousse nigériane Paystack par Stripe, le géant américain du paiemejeune poussent mobile, pour des sommes qui n’avaient jamais été atteintes jusque-là, c’est-à-dire plus de 200 millions de dollars. C’est énorme.

Dans un contexte économique de récession – une première fois depuis 25 ans pour certaines économies africaines - je pense qu’il est très important de se poser la question de ce que la tech apporte à l’émergence du continent et se demander comment est-ce qu’on peut accompagner cela, quel cadre peut-on proposer pour un nouveau partenariat entre des acteurs publics, privés et la société civile ? Comment aussi inventer quelque chose de nouveau, parce que cela vient dépasser les vieilles manières de faire, à la fois de l’aide publique au développement, mais aussi de la politique publique en général. Toutes ces questions étaient justement au point de départ de l’initiative Digital Africa.

TV5MONDE : Alors justement, quel est le point de départ de cette initiative, et à l’époque quelle était la feuille de route ?

Stéphan-Eloïse Gras : L’initiative Digital Africa a été pour la première fois évoquée dans le discours du président Macron à Ouagadougou en novembre 2017; il s’adresse à la jeunesse africaine, en soulignant que l’entrepreneuriat et le numérique représentent des éléments essentiels pour construire l’avenir du continent et de la globalisation. L’Afrique est riche de cette jeunesse de "digital natives", née à l'ère du numérique, qui ont des capacités innées à concevoir et utiliser les technologies, à les comprendre, et à se construire un avenir avec. Or, la raison d’être de Digital Africa est là : grâce au numérique, des citoyens africains peuvent avoir accès à des services et des produits africains.

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Télécentre construit et équipé au Tchad dans le cadre du programme national de développement des TICs. 
© Adetic - DR

Un deuxième point intéressant qu’il faut rappeler dans la genèse de l’initiative c’est qu’elle appelle à une transformation de l’aide publique au développement, pour qu’elle soit plus proche des besoins, plus proche des réalités du terrain.

L’initiative Digital Africa naît de ces deux constats et se donne comme objectif d’identifier les jeunes pousses les plus prometteuses et les entrepreneurs africains qui proposent justement des solutions numériques au service de l’économie réelle, et d’accompagner donc la croissance et la trajectoire de ces jeunes pousses, dans des secteurs comme la santé, l’agriculture, ou la lutte contre le réchauffement climatique…

L’initiative est lancée par le président Macron au salon Vivatech quelques mois plus tard en juillet 2018, en essayant de répondre à ces deux enjeux. Comment est-ce qu’on facilite l’accès à des services et des produits numériques africains conçus par les Africains et pour les Africains? Il faut se focaliser sur la partie la plus compliquée et la plus risquée, précisément là où l’aide publique au développement a du mal à aller : ce qu’on appelle dans le jargon entrepreneurial « l’amorçage », qui est encore aujourd’hui le segment le moins bien servi, le plus critique et le plus important, du fait de l’inégalité structurelle des économies en particulier en Afrique francophone, qui capte à peine 20% des investissements dans les jeunes pousses africaines. L’initiative est donc lancée en 2018, avec cette impulsion présidentielle et la contribution de l’AFD, l'Agence Française de Développement, via un fonds de 65 millions d’euros pour les jeunes pousses du continent. En parallèle, une association Digital Africa est créée pour accompagner et piloter ces deux enjeux, c’est-à-dire chercher une méthode pour faire décoller les écosystèmes de la tech africaine.

Digital Africal : des ambitions freinées par une crise de gouvernance

Lancée en 2018 par le président français Emmanuel Macron, l’association Digital Africa est destinée à soutenir les jeunes pousses africaines. A l’époque, Emmanuel Macron souhaitait que la France « prenne sa part au financement du développement des écosystèmes africains. » A cet effet, un fonds de l’AFD, l’Agence française de développement, doté de 65 millions d’euros avait été mis sur pied pour accompagner les jeunes pousses les plus prometteuses du secteur de la tech. Une enveloppe de 15 millions d’euros a par exemple été mise à la disposition des jeunes entreprises africaines du numérique, dans 45 pays et sous forme de prêts ou de subventions.

Mais depuis plusieurs mois, Digital Africa est secouée par une grave crise de gouvernance. Un conflit dur qui a conduit à la démission en avril dernier de Kizito Okechukwu, un Sud-Africain d’origine nigériane qui était depuis juin 2020 président par intérim de l’association. Basé à Johannesburg, Kizito Okechukwu affirme avoir été poussé à quitter son poste par l’arrivée d’une nouvelle équipe avec à sa tête Stéphan-Eloïse Gras, directrice exécutive. Une lecture des événements que conteste Mme Gras. Si les deux camps se renvoient la responsabilité de la crise, l'équipe salariée de l'association dénonce une campagne de harcèlement dont elle dit avoir été victime ces derniers mois. Un temps envisagée, l’hypothèse d’une dissolution a finalement été écartée lors de l’assemblée générale extraordinaire du 07 mai dernier, pour donner à l'organisation le temps d'une période de transition. 

TV5MONDE : Comment se fait-il que très rapidement sont apparus des dysfonctionnement, des problèmes, des querelles importantes, qui vont aboutir à une sorte de naufrage ?

Stéphan-Eloïse Gras : Je ne parlerai pas de naufrage. Ce qu’on peut dire c’est que les objectifs étaient clairs, la vision était là, le cadre était posé, ensuite il fallait faire tout le travail nécessaire pour rendre ça concret, incarné dans des services et des programmes disponibles pour les entrepreneurs. Pendant les premières années de vie de l’initiative, Digital Africa a cherché sa méthode. Et la tentative a été de continuer à travailler dans un modèle un peu connu de l’aide publique au développement où on finance des acteurs ou des réseaux d’acteurs. Un travail de cartographie, d’identification de partenaires a été fait par des acteurs qui représentaient des réseaux de réseaux africains, au sein de l’initiative et au sein de l’association.

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Comme à Tunis et Dakar, l’Orange Digital Center d’Addis ODC proposent gratuitement, aux jeunes et aux femmes, un accès à des ressources pour développer leur projet.
© Orange - DR

En parallèle de ça, 15 millions d’euros de financement ont été alloués à certains de ces acteurs pour faciliter l’amorçage de projets entrepreneuriaux tech, dans l’idée de renforcer l’écosystème et de tester les nouveaux mécanismes de financement. C’est par exemple ce que nous avons fait avec le fonds Bridge, lancé en novembre 2020, qui aura permis à une quinzaine de jeunes pousses de bénéficier de prêts leur permettant de patienter entre deux levées de fonds, du fait d’un ralentissement des investissements en période pandémique.

Mais ces méthodes butaient sur un problème de coordination et d’inclusion, à savoir : comment permettre un accès panafricain à la ressource, comment garantir que n’importe quel entrepreneur, quelle que soit son origine, puisse tenter sa chance et accéder à des ressources financières comme non-financières ? Une nouvelle orientation a été donnée au printemps 2020, justement dans l’idée de changer de méthode, pour être au plus près des besoins des bénéficiaires finaux, se connecter plus directement à une plus grande diversité d’acteurs, et délivrer des résultats concrets.

La vérité c’est que des acteurs se sont sentis menacés par ce changement de méthode. Ils ont réagi très violemment. On a décrit ça comme un conflit de personnes, on a parlé de retour à la Françafrique, de sortir certains acteurs plutôt que d’autres… Ce que je peux vous garantir c’est que l’initiative Digital Africa était et restera franco-africaine, panafricaine, inclusive, orientée vers les résultats, avec cette exigence d’actions concrètes et de visibilité et de comptabilité de l’action. L’équipe Digital Africa est rwandaise, ivoirienne, marocaine, tunisienne, française, allemande… elle a été harcelée et menacée par des avocats français qui avaient été recrutés par des acteurs non-français. La réalité est donc un peu plus nuancée qu’il n’y paraît. [...]

TV5MONDE : Quels étaient les protagonistes de ce conflit et pourquoi il a duré plusieurs mois et comment est-ce que l’Elysée et l’AFD y ont mis un terme ?

Stéphan-Eloïse Gras : Ce conflit a été long parce qu’il y a eu des sujets très lourds, notamment un blocage complet de l’équipe opérationnelle, des phénomènes de harcèlement, des tentatives d’intimidation, un sabotage de nos outils de travail… Ce n’était donc pas une crise simple à résoudre sur le plan humain. Le narratif qui oppose les Africains d’un côté et les autres de l’autre n’est pas juste par rapport à la réalité de cette crise. L’équipe de Digital Africa est africaine et européenne, basée à Kigali, Tunis, Dakar, Marseille et Paris, avec des salariés de toutes nationalités. Suite à cette situation sociale d’une grande violence, on se retrouve aujourd’hui momentanément avec un conseil d’administration dans lequel il n’y a que des représentants d’institutions françaises, mais cette situation est temporaire et conséquente de faits graves au regard du droit.

Robot
Chaque année, la Cnuced publie un rapport sur la technologie et l’innovation. L’édition 2021 souligne le retard de l’Afrique… mais également son potentiel.
© ANA

Il n’y a pas dans cette crise les Africains d’un côté et les autres... La notion d’africanité reste d’ailleurs pour beaucoup de penseurs contemporains, une question !
Maintenant, l’optimiste qui est en moi y voit aussi une opportunité. C’est une phase de transformation qui est aussi très liée à l’univers du numérique, dans lequel peuvent s’opposer un « ancien » monde, et un « nouveau » monde… Il faut qu’émergent des produits et services numériques faits par les Africains pour les Africains, et inspirants pour le reste du monde, basés sur des nouvelles manières de faire qui garantissent des résultats, c’est-à-dire in fine des jeunes pousses africaines qui passent à l’échelle, deviennent des références mondiales et génèrent l’emploi dont le continent a besoin. [...]

TV5MONDE : Pourquoi est-ce que les représentants africains claironnent et affirment à qui veut l’entendre que Digital Africa c'est désormais l’Afrique sans les Africains ?

Stéphan-Eloïse Gras : Je ne peux pas répondre à leur place. [...] Ce qui est certain c’est que l’emploi de cette grille de lecture évite de parler des problèmes de fond. De quoi a besoin l’entrepreneur tech sur le continent aujourd’hui pour démarrer et pour passer à l’échelle ? De quoi a besoin un investisseur pour pouvoir continuer à investir dans des projets d’avenir ? Comment former et recruter des talents ? Comment est-ce qu’on forme toute cette jeunesse aux métiers d’avenir pour leur proposer des débouchés dans des jeunes pousses africaines ? Comment est-ce qu’on identifie les projets à impact, afin de les accompagner au mieux ? Voilà les vraies questions. C’est de ça en réalité dont il aurait fallu parler.

TV5MONDE : Aujourd’hui il y a la pandémie de Covid-19 qui perdure, même si l’Afrique est beaucoup moins touchée que l’Europe ou les Etats-Unis. Quelles sont les perspectives globales et les impulsions nouvelles de Digital Africa après des mois d'un conflit très dur ?

Stéphan-Eloïse Gras : L’adage de Winston Churchill qui dit qu’« il ne faut pas gâcher une bonne crise» incite à tirer des leçons de tout cela. Je ne sais pas si on a assez de recul sur la crise du Covid-19, compte tenu du fait qu’on commence à rentrer en phase de récession. Ce qui est certain, c’est que les perspectives pour l’écosystème tech elles sont énormes, compte-tenu de notre dépendance collective au numérique.
Comme je l’évoquais tout à l’heure, la pandémie a confirmé la tendance de fond d’émergence des tech africaines à plusieurs endroits du continent, avec surtout trois grands pays - le Nigeria, le Kenya et l’Afrique du Sud - qui historiquement ont tiré tout ça. Donc des pays anglophones essentiellement. Jusqu’en 2019, 80% des investissements vont à ces trois écosystèmes.

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Cape Town, son université, ses acteurs mondiaux, son écosystème tech... Une Silicon Valley africaine.
© University of Cape Town - DR

Ce que le Covid-19 a montré, c’est d’une part une véritable accélération des services et produits numériques, du commerce en ligne, des enjeux de connectivité, des enjeux d’accès à Internet. De nombreuses jeunes pousses africaines se sont mises à proposer des services gratuits et accélérer leurs innovations. Par exemple la jeune pousse kenyane BRCK qui fait de la connectivité en Afrique et partout dans le monde, s’est mise à proposer, via leur produit MOJA, des offres d’accès Internet gratuit pour les créateurs d’entreprises, moyennant accès à des données. D’autre part, la crise du Covid-19 pourrait faire émerger de nouveaux champions dans d’autres écosystèmes, non anglophones, du fait de cette demande accrue. Abidjan, Dakar, qui sont aussi les écosystèmes plus mûrs, plus avancés au sein des pays d’Afrique francophone, mais aussi Cotonou, Libreville, Yaoundé…

Certains marchés francophones bénéficient de la proximité avec les marchés plus mûrs anglophones, comme par exemple le Nigeria et la Côte d’Ivoire, la Tunisie et l’Egypte… On voit des startups francophones, comme l’ivoirien Afrikrea, qui vend de la mode en ligne par exemple, se développer au Kenya ou au Nigeria. Je citais tout à l’heure le rachat de PAYSTACK par STRIPE, qui montre qu’il y a une vraie capacité aujourd’hui d’investisseurs étrangers à prendre des risques qu’ils ne prenaient pas avant, et qu’on va vers une plus grande maturité des écosystèmes. Toutefois, je pense que la crise covid-19 risque d’accentuer les inégalités. Les écosystèmes qui étaient en train de démarrer et d’accélérer vont continuer à accélérer, et ceux qui étaient en retard vont devoir galoper derrière les autres.

J’ajouterais enfin que l’Afrique est un réservoir de talents numériques, on sait qu’il y a des très bons codeurs, beaucoup d’ingénieurs, que ce soit au Sénégal, en Tunisie, au Maroc, au Rwanda, au Ghana, au Cameroun… Un des grands enjeux c’est son employabilité, et il faudra que le Covid-19 ne freine pas l’accès aux opportunités pour ces jeunes talents. Digital Africa devrait continuer d’avancer sur tous ces sujets pour mieux financer l’amorçage, en particulier dans les écosystèmes francophones, pour accélérer l’employabilité des talents tech africains et des femmes dans les jeunes pousses du continent, travailler avec les investisseurs privés pour augmenter les ressources disponibles et contribuer à produire de la connaissance sur ces enjeux afin d’accompagner les bailleurs de fonds français et internationaux dans une meilleure utilisation de leurs fonds pour ces secteurs déterminants des économies africaines.