Fil d'Ariane
Le 28 juin dernier, le gouvernement fédéral éthiopien décrétait un cessez-le-feu « unilatéral et inconditionnel » dans le conflit qui l’oppose aux rebelles de l’ex-Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), renommés Front de Défense du Tigré (FDT). L’annonce intervenait après que ces mêmes rebelles eurent repris la capitale de la région, Mekele.
Evoquant une « blague », les autorités tigréennes ont conditionné leur accord au retrait de toutes les forces présentes dans la région, à savoir fédérales mais aussi amhara et érythréennes, qui appuient toutes deux le pouvoir central au Tigré.
Mardi 13 juillet, elles ont annoncé, via leur porte-parole, Getachew Reda, avoir repris la ville d’Alamata, située dans la région de Raya.
Jeudi 16 juillet, trois régions éthiopiennes, pourtant non limitrophes du Tigré, l’Oromia - la plus vaste et la plus peuplée située au centre du pays -, le Sidama et la Région des Nations, nationalités et peuples du Sud (SNNPR) - toutes deux voisines de l'Oromia -, ont confirmé le déploiement de « forces spéciales » pour contenir les opérations militaires sur le front tigréen. Un soutien armé qui ouvre la voie à un élargissement du conflit. René Lefort, chercheur indépendant et spécialiste de la Corne de l’Afrique évoque le risque « d’une situation à la syrienne. »
TV5MONDE : Sait-on si la décision d’envoyer ces forces spéciales régionales au Tigré a été prise de manière unilatérale ou en concertation avec le pouvoir central ? Combien d’hommes pourraient garnir ces contingents ?
René Lefort : On ne sait pas si cela s’est fait en concertation avec le pouvoir fédéral mais c’est plus que probable. On voit très difficilement ces forces spéciales partir au combat sur la seule volonté des autorités régionales. Le fait que ce soit ces trois régions (Oromia, Sidama et Nations, nationalités et peuples du Sud) qui entrent dans le conflit s’explique par des relations politiques. Les autorités régionales de celles-ci sont les plus proches du premier ministre, Abiy Ahmed. Je ne connais pas le nombre exact d’hommes engagés mais il faut savoir qu’avant le début du conflit tigréen, la somme des soldats composant les forces spéciales régionales issues de toute l'Ethiopie était supérieure aux effectifs de l’armée fédérale. Ce sont donc des dizaines de milliers d’hommes qui sont mobilisables dans chacune des forces spéciales.
On évoquait le danger d'une guerre civile généralisée. Désormais, on a dépassé ce stade
René Lefort, chercheur indépendant et spécialiste de la Corne de l’Afrique
TV5MONDE : Peut-on dire qu’un cap été franchi dans le conflit tigréen avec l’immixtion de contingents régionaux ?
René Lefort : C’est un cap décisif qui vient d’être franchi. D'un point de vue géographique et économique, le Tigré se trouve aux confins du reste du pays. Des forces amhara combattaient contre les rebelles aux côtés des armées fédérales et érythréennes. Mais ces forces pouvaient invoquer des revendications territoriales vis-à-vis du Tigré. Cela constituait déjà un premier pas dans l’escalade. On aurait pu escompter que seule l’armée fédérale se serait opposée aux TPLF puisqu’il s’agissait d’une opération de rétablissement de la loi et de l’ordre. Cela devient une mêlée générale.
On évoquait le danger d’une guerre civile généralisée. Désormais, on a dépassé ce stade. On est maintenant en marche vers une guerre civile généralisée puisqu’on envoie des troupes régionales venues de l’autre bout du pays contre les TPLF, et pas seulement des forces fédérales. Cela devient un combat ethnique, de nations contre nations. Dans la vulgate africaine, on se dirige droit vers une « guerre tribale » généralisée. Ou, si l’on veut, une "Yougoslavie africaine".
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TV5MONDE : En plus d’une guerre civile généralisée, y a-t-il le risque d’une internationalisation du conflit au-delà de l'Érythrée ?
René Lefort : Le risque devient très sérieux. De plus en plus de « symptômes » apparaissent. On peut commencer à évoquer la menace d’une situation à la syrienne. Il y a deux jours, la Russie et l’Ethiopie ont signé un accord de coopération militaire. On ne sait pas ce que le texte contient mais on peut quand même supposer qu’il sera de nature à renforcer l’armée éthiopienne.
En outre, une information issue de sources très sérieuses mais qui reste encore à confirmer, fait état de l’arrivée de drones en pièces détachées à Addis-Abeba en provenance de Turquie. Les appareils sont en cours de montage et des techniciens éthiopiens en cours de formation à leur utilisation en Turquie. Ces deux acteurs commencent à prendre le pas sur d’autres acteurs régionaux plus traditionnels que sont l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats Arabes Unis.
Nous avons les yeux braqués sur le Tigré mais la situation la plus grave est en Oromia, qui est le coeur de l'Ethiopie
René Lefort, chercheur indépendant et spécialiste de la Corne de l’Afrique
TV5MONDE : La partition se joue aussi sur un autre front. En plus du Tigré, une nouvelle guérilla oromo progresse en Oromia et pourrait bien déstabiliser l’ensemble du pays. Quelle pourrait être l’issue à cette grave crise ?
René Lefort : A l’heure actuelle, on ne voit absolument pas comment sortir de ce bourbier puisqu’aucune force transethnique raisonnable et mesurée n’émerge. Et dans l’optique d’une solution négociée, d’un dialogue, le cœur du problème se nomme Abiy Ahmed. Il n’y aura pas de dialogue en Ethiopie sans que Abiy Ahmed ne soit mis sur la touche. Il est le principal responsable de cette situation. C’est lui qui a très largement contribué à mener l’Ethiopie dans ce gouffre.
Je pense que nous sommes rentrés depuis longtemps dans un mécanisme absolument inexorable. Il a débuté au printemps 2018, quelques mois après l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed. Au lieu d’engager une véritable réconciliation nationale, à contre pied de tous ses prédescesseurs, il a utilisé l’hostilité envers les Tigréens, dont l’élite a été dominante pendant 27 ans, pour gagner en soutien et en popularité. A partir du moment où les Tigréens sont devenus les boucs émissaires de tous les malheurs du pays, la mécanique infernale inter-ethnique s’est enclenchée.
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Il y a un deuxième temps qu’il faut prendre en compte. Un accord avait été conclu entre le pouvoir fédéral et la guérilla oromo, basée en Erythrée, pour un retour de cette dernière avec un processus de réintégration. Il n’a jamais été appliqué. Résultat, une nouvelle guérilla oromo est née en Oromia. Nous avons les yeux braqués sur le Tigré mais la situation la plus grave est en Oromia, qui est le cœur de l’Ethiopie. Il y a là une guérilla de plus en plus puissante et qui progresse extrêmement vite. Elle se trouve maintenant à moins de 200 km d’Addis-Abeba. C’est à mon avis en Oromia, et non pas au Tigré, que va rapidement se jouer le conflit, probablement d’ailleurs avec une alliance entre cette guérilla oromo et le TPLF.
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