Fil d'Ariane
Parmi tous les articles de cette loi lancée puis bouclée le temps d'un été, la prévision d’amendes lourdes (de 200 000 à 500 000 livres égyptiennes, soit 23 000 à 58 000 euros) pour toute publication ou diffusion de « fausse » information sur des attentats ou des opérations anti-djihadistes.
Cette clause fait écho au traitement médiatique d’attaques terroristes le 1er juillet 2015. Ce jour-là, des offensives contre des positions de l’armée égyptienne et les combats qui s’en sont suivis avaient causé la mort de 17 soldats et d’une centaine de djihadistes dans la péninsule du Sinaï, selon les chiffres officiels. Des agences de presse avaient cependant évoqué le décès d’au moins 70 soldats et civils.
La liberté de presse et de média a déjà pratiquement disparu en Égypte
D’après Alain Gresh, journaliste au Monde diplomatique et spécialiste du Proche-Orient - il a notamment dirigé le numéro spécial Manière de Voir sur l'Egypte -, cette loi vise tant les journalistes égyptiens que ceux étrangers. « Cela donne l’occasion au pouvoir d’exercer des pressions supplémentaires sur les journalistes qui sont déjà extrêmement contraints. La liberté de presse et de média a déjà pratiquement disparu en Égypte. Il existe pourtant des possibilités d’expression, notamment sur les réseaux sociaux. C’est cela que le pouvoir attaque. »
Dans le pays, la situation des journalistes n’est guère enviable. L’Égypte se situe à la 158e place, sur 180 pays, du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. Dans un communiqué, son secrétaire général Christophe Deloire s’insurge : « Avec la nouvelle loi “anti-terroriste”, le régime d’Al-Sissi interdit désormais aux journalistes d’exposer les versions contradictoires. Les Égyptiens entrent dans un monde orwellien où le pouvoir est seul habilité à donner sa version. Même dans les pays où la liberté de l’information est la plus restreinte, il est rare qu’une loi condamne aussi clairement le pluralisme. » Au moins 22 journalistes seraient actuellement derrière les barreaux, selon le Comité pour la protection des journalistes (lien en anglais).
Toutes les mesures prises le sont par le président seul
Pour cause, rappelle Alain Gresh, « il n’y a pas de Parlement élu depuis deux ans. Toutes les mesures prises le sont par le président seul. Ce pouvoir ne connaît aucune limite, même formelle. » Pourtant, quelques faits nouveaux peuvent être soulignés. « Le syndicat des journalistes, qui a tenu des élections il y a un an et amené ainsi à sa direction des gens un petit peu moins serviles par rapport au pouvoir, a protesté », relate le spécialiste du Proche-Orient.
À l’origine, la publication de « fausses » informations aurait dû être punie de peines de prison de deux ans minimum. Cette idée a finalement été abandonnée, et la prévision d’amendes lourdes privilégiée. « Nous nous trouvons dans une situation qui est, par certains aspects, assez contradictoire. Jamais la presse n’a été autant aux ordres : même la presse privée appuie le président. Et en même le temps, le discours “officiel” du pouvoir passe assez mal. »
Les journalistes ne sont pas les seuls visés par cet article de loi : « Là où se concentre l’opposition la plus forte et la plus claire, c’est sur les réseaux sociaux, décrit Alain Gresh. Bien entendu, si les gens sont en Égypte ils peuvent être poursuivis, mais il existe tout de même plus de liberté, ne serait-ce que parce que s’y trouvent des informations provenant de l’étranger. Ce sont vraiment les réseaux sociaux qui sont en premier lieu visés », estime-t-il.
D’après les chiffres de Human Right Watch, plus de 40000 personnes auraient été emprisonnées dans le pays depuis la prise de pouvoir du président égyptien.
Selon certains, comme Amnesty International (lien en anglais), la situation serait devenue analogue, voire pire, à celle en cours sous Hosni Moubarak. « Il n’y a aucun doute de ce point de vue, commente Alain Gresh. La presse connaissait des marges de manoeuvre sous Moubarak, qui n’existent absolument plus. »
Pour autant, cette loi aura finalement peu de conséquences, considère le journaliste et spécialiste du Proche-Orient. : « Cette loi ne va pas changer grand chose. Il y a une telle atmosphère de répression et de délation que la police jouit déjà d’une totale impunité et les journalistes arrêtés dans des procès “bidons”. » Cela est-il susceptible de légaliser certaines pratiques ? « C’est possible, en mettant, notamment, la police à l’abri de poursuites. »
Pour Alain Gresh, « en Égypte, les lois ne protègent personne. Par exemple, la torture est interdite par la Constitution depuis plus de trente ans et elle est pratiquée régulièrement. C’est moins la loi qui est importante que la manière dont l’appareil d’État est au-dessus des lois. » Il complète : « deux ans après le coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi, il y a plus de terrorisme qu’il n’y en a jamais eu. Avant sa prise de pouvoir il n’y avait pas d’action terroriste en Égypte. Depuis qu’il l’a pris, il y a de plus en plus d’actions, et plus il y a de mesures anti-terroristes, plus il y a d’actions terroristes. Comme dans d’autres pays, la lutte contre le terrorisme justifie le maintien au pouvoir de gens qui refusent des élections libres, le débat, et la démocratie. »
« C’est une loi qui est absolument terrible. L’étau despotique est en train de se fermer sur la société égyptienne. Les autorités égyptiennes et le régime du maréchal Al-Sissi ne tolèrent pas la contradiction. C’est le sens de cette loi. »
« Les peines encourues sont très lourdes. Avec des amendes, on peut faire en sorte de complètement éteindre des voix : celles de ceux qui sont condamnés, et les voix des autres. Le risque, évident, est d’arriver à imposer une autocensure à l’ensemble des médias du pays. »
« Malheureusement, les autorités françaises ne s’illustrent pas par la force de leur dénonciation de la situation terrible, en Égypte, qui s’aggrave de jour en jour. Aujourd’hui, on peut légitimement se demander si la situation n’est pas pire s’agissant des libertés que ce qu’elle était à la fin du régime, de l’ère, Moubarak. »
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