L’Égypte célébre ce dimanche 30 juin la première année au pouvoir du président élu : Mohamed Morsi. Deux ans et demi après la révolution, le pays reste très divisé et l'opposition s'apprête à descendre dans la rue, soutenue par le mouvement de désobéissance
Tamarrod, qui appelle à la démission du président. Une flambée de violences est à craindre. Bilan et analyse avec le spécialiste du Proche-Orient Alain Gresh, directeur adjoint du
Monde diplomatique et auteur du blog
Nouvelles d'Orient.
Voici plusieurs jours que les tensions montent, en Égypte. Depuis son élection en juin 2012, le premier président démocratiquement élu, Mohamed Morsi, représentant des Frères musulmans, voit sa légitimité remise en cause. La rumeur populaire, la presse, les leaders de l'opposition et les syndicats appellent à une forte mobilisation ce dimanche 30 juin 2013. Ils réclament la démission du président et une élection présidentielle anticipée. Le mouvement
Tamarrod, "rébellion" en arabe, a lancé une pétition ayant pour but de recueillir 15 millions de signatures ; à la veille de la mobilisation du dimanche 30 juin, il en aurait déjà 22 millions, selon les organisateurs, soit 9 millions de plus que la majorité qui a porté Morsi au pouvoir. Samedi 29 juin, des députés favorables à la laïcité ont démissionné du Conseil consultatif égyptien (la Choura) en soutien à l'opposition. Entre pro et anti Morsi, qui se rassemblent dans tout le pays en vue de l'anniversaire de l'investiture du président, le bras de fer est de plus en plus tendu. Mercredi 26 juin, les manifestations de partisans et d'opposants ont fait un mort et 237 blessés à Mansoura, dans le nord. Quelques jours plus tôt, au sud du Caire, le lynchage d'une violence inouïe de quatre chiites a bouleversé un pays à majorité musulmane sunnite : au nom de l'islam, des milliers d'émeutiers ont attaqué et incendié leur maison ; voulant fuir, les chiites ont été battus à mort, égorgés et traînés dans toute la ville. Les images de ce massacre ont été diffusées sur les réseaux sociaux et les médias. Il a été unanimement condamné, y compris par les salafistes, pourtant ouvertement opposés aux chiites. Ainis la transition semble-t-elle loin d'être finie. Aujourd'hui, la colère ne gronde plus seulement dans les grandes villes, attisée par les pénuries qui rendent la vie quotidienne des Égyptiens toujours plus difficile.
Les faits : le président Mohamed Morsi désavoué
30.06.2013
En direct du Caire, Alexandre Buccianti, correspondant de TV5monde
“Il y a les pro Morsi, il y a les anti Morsi et il y a le peuple, qui souffre“
29.06.2013
Entretien avec le spécialiste du Proche-Orient Alain Gresh, directeur adjoint du Monde diplomatique
29.06.2013Propos recueillis par Léa Baron
Le premier anniversaire de l’accession au pouvoir de Mohamed Morsi doit s’accompagner de manifestations à l’appel de l’opposition et du mouvement Tamarrod (rebellion). Peuvent-ils réellement renverser le président ? Légalement non, dans la mesure où le président Mohamed Morsi, quoi que l’on pense de lui, a été élu démocratiquement. Il reste le premier président civil élu depuis des décennies en Egypte. Ainsi sa légitimité ne se réduit-elle pas au nombre des manifestants. Politiquement, le président Morsi a perdu beaucoup de poids et de son influence depuis son élection. Le recul de l’influence des Frères musulmans lui vaut une grande impopularité. Le risque, aujourd’hui, c’est plus qu'éclatent des incidents extrêmement graves qui amèneraient l’armée à intervenir d’une manière ou d’une autre. Le ministre de la Défense a confirmé que l’armée sera prête à intervenir le 30 juin. L’armée garde une place très importante... Le bilan de l’armée après le départ du président Moubarak est désastreux. Les militaires ont non seulement dirigé le pays pendant un an et demi de manière très incompétente, mais ils ont aussi fixé un calendrier pour la Constitution et les élections qui n’a pas été respecté et qui a prolongé la transition. Et puis aussi bien pendant qu'après les manifestations place Tahrir, l’armée a continué à réprimer très violemment. C’est un peu occulté, mais confirmé par un rapport récemment remis au président Morsi, même s'il ne l’a pas rendu public. Publié par le quotidien britannique
The Guardian, il révèle que l’armée a tué, arrêté, fait disparaître des manifestants. Nous savons aussi que c’est une armée très liée à l’économie, très corrompue aux plus hauts échelons de l’état-major. On a donc du mal à comprendre comment cette armée-là pourrait "sauver l’Egypte".
Existe-t-il des risques réels de débordements, ce 30 juin, qui reflèteraient la colère populaire qui monte ? Oui, mais c’est aussi la preuve d’une très profonde division de la société égyptienne et des forces politiques. D'un côté, on a des Frères musulmans en perte de vitesse, mais qui ont toujours un électorat et des militants très mobilisés. Ils ont peur d’un retour à l’ancien régime qui les ferait retourner en prison. Face à cela, l'opposition est assez divisée. Elle est composée de deux courants principaux : le Front de Salut national (FSN) qui réunit à la fois des représentants de l’ancien régime et des opposants réels au régime actuel, et les jeunes révolutionnaires qui restent une force importante, et sont extrêmement hostiles aux Frères Musulmans. Mais contrairement au FSN, ils ne veulent pas de l’armée. Et puis il y a ceux qui assistent à la dégradation de la situation économique et sociale, et qui veulent surtout le retour à l’ordre. La situation est éclatée, avec, en plus, un phénomène de disparition de toutes formes d’autorité. C’est l'un des paradoxes de la révolution égyptienne qui, d’un côté, n’a abouti qu’à la chute de Moubarak et de sa clique, mais, de l’autre, a engendré un refus par la population de toute forme d’autorité, doublé d'une autonomisation de toutes les institutions. La police fait ce qu’elle veut, l’armée fait ce qu’elle veut… Aujourd'hui, l’Eglise copte a un discours indépendant, alors que, avant, elle était soumise au président Moubarak. De même pour Al-Azhar la grande institution de l’Islam sunnite. Tout cela créé une situation de grave désordre. En plus, il semble qu’il y ait circulation et ventes d’armes dans tous les groupes. C’est effectivement inquiétant, car ça peut déboucher sur des affrontements très violents.
Est-ce à cause d'un défaut de ménage politique et économique à la tête de l’État que l'Égypte en est arrivée à ces tensions ? Oui, mais c’est surtout dû au fait que, dès le départ, on a assisté à un clivage sans aucune force de dialogue entre le courant dit islamiste et le courant dit non islamiste, alors que tous deux sont profondément divisés. Ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur des règles du jeu de base, dans les limites desquelles ils pourraient s’affronter. Des deux côtés, il y a une tendance à refuser la légitimité de l’autre, voire à refuser sont existence même. Ainsi s'engage-t-on dans un combat de titans entre deux conceptions de l’islam et de la laïcité qui ne reflète pas la réalité égyptienne. Et surtout, ça ne peut pas se régler de manière démocratique, puisque chacun des deux camps ne reconnaît pas la légitimité de l’autre. C’est là l'une des choses les plus importantes : les forces politiques, la société égyptienne elle-même, doivent accepter leur pluralité idéologique et politique. Une issue démocratique est-elle alors possible ? On a déjà eu des élections. Les Frères musulmans et leurs alliés ont gagné 75% des voix aux législatives. Quelques mois après, ils n’avaient plus que 50% au second tour pour faire élire Morsi. La seule issue à cette crise serait une sorte de compromis historique entre toutes les forces politiques pour qu’elles s’accordent sur les règles du jeu politique, en partant du principe d'élections régulières, de liberté de la presse et de l’institution judiciaire, et à condition de s’attaquer aux problèmes les plus graves : l’économie, mais aussi l’État, qui continue à se comporter comme avant la révolution, avec des arrestations arbitraires, des tortures, des disparitions, etc.
Quel bilan peut-on tirer de cette année au pouvoir de Morsi ? Une des choses importantes que Morsi a faite c’est de renvoyer le conseil supérieur des forces armées, renvoyer l’armée dans ses casernes même si elle ne l’est pas totalement. Le bilan est plutôt celui d’un échec. Il n’a pas été capable ni de commencer une réforme de l’économie, ni d’engager un vrai dialogue avec l’opposition, ni de commencer la réforme des structures. Ce sont des choses difficiles à faire. Égypte sort de dizaines d’années de dictature, de corruption, d’autoritarisme, d’une police qui échappe à tout contrôle… Mais les Frères musulmans n’ont pas été capables de répondre aux promesses qu’ils portaient. Lors de son élection, Morsi avait promis qu’il entamerait les réformes, il n’essaierait pas de placer des responsables des Frères Musulmans partout. Ce sont des promesses qu’il n’a pas pu tenir même si on pense que l’opposition elle-même porte une responsabilité. A chaque fois qu’il y a eu un appel au dialogue des Frères, l’opposition a rejeté cet appel. Il me semble que c’est la partie la plus forte, la majorité au pouvoir qui doit être la plus forte, aller jusqu’au bout de ce dialogue. Elle n’a pas réussi à le faire. C’est ça qui me semble être le plus grave défaite pour Morsi, le plus grave échec parce que deux ans et demi après le renversement de Moubarak, Égypte reste dans une situation d’extrême instabilité.
Morsi : chronologie d'un an au pouvoir
2012 - 30 juin: Mohamed Morsi, vainqueur (51,73%) de la présidentielle, prête serment. Il succéde à Hosni Moubarak, renversé par une révolte en février 2011. Il est le premier chef d'Etat égyptien issu d'un scrutin libre, et aussi le premier islamiste et le premier civil à présider le pays. - 12 août: M. Morsi écarte le maréchal Hussein Tantaoui, ministre de la Défense qui fut chef d'Etat de fait après la chute de Hosni Moubarak. Le nouveau président annule les larges prérogatives politiques dont bénéficiaient les militaires. - 22 novembre : Le président place par décret ses décisions à l'abri de tout recours en justice. Le 30, le projet de Constitution est adopté par la commission constituante, boycottée par l'opposition de gauche et laïque ainsi que par les Eglises chrétiennes qui dénoncent une mainmise des islamistes. La décision de M. Morsi provoque des semaines de manifestations rivales qui ont parfois dégénéré en affrontements meurtriers entre pro et anti-Morsi. - 8 décembre : Mohamed Morsi annule le décret par lequel il s'était octroyé des pouvoirs renforcés, mais maintient le référendum sur le projet de Constitution. - 15 et 22 décembre : La Constitution défendue par les islamistes au pouvoir est approuvée au terme d'un référendum entaché selon l'opposition d'irrégularités. 2013 - 24 janvier : Début d'une nouvelle vague de violences entre manifestants et policiers à la veille du 2e anniversaire de la révolte qui a renversé Moubarak. Une soixantaine de morts en une semaine, dont plus de 40 à Port-Saïd (nord-est) après la condamnation à mort de 21 supporteurs du club de football local pour leur implication dans des violences après un match contre une équipe du Caire (74 morts en février 2012). - 5 avril: Quatre Coptes et un musulman tués dans des affrontements au nord du Caire. Mi-avril, plus des affrontements au Caire entre anti et pro-Morsi font plus d'une centaine de morts. - 7 mai: Remaniement ministériel. - 2 juin : La justice invalide le Sénat, qui assume le pouvoir législatif en l'absence d'Assemblée, ainsi que la commission qui a rédigé la Constitution. - 21 juin: Des dizaines de milliers d'islamistes manifestent pour soutenir Mohamed Morsi, avant une mobilisation anti-Morsi le 30 juin. - 27 juin : Les partis islamistes appellent à une manifestation "à durée indéterminée". - 28 juin : Heurts meurtriers lors de manifestations entre pro et anti-Morsi rassemblant des dizaines de milliers de personnes à travers le pays. Huit personnes, dont un Américain, ont péri ces derniers jours lors des violences dans le pays.
Liberté d'expression
La liberté d'expression a beaucoup progresssé en Égypte depuis la révolution. L'humoriste
Bassem Youssef (voir nos articles ci-dessous) fait preuve d'une grande liberté de ton à l'égard des Frères musulmans dans son programme télévisé. La liberté de la presse compte-t-elle parmi les points positifs à porter au crédit de cette année au pouvoir de Morsi ? Alain Gresh : Incontestablement, oui, malgré ce que l’on peut lire ici ou là, et malgré la décision de Reporters sans Frontières d’inscrire les Frères musulmans parmi les prédateurs de l’information. On est en Égypte, et on est plutôt surpris que l’essentiel de l’information soit hostile aux Frères musulmans. La presse est assez libre dans son ton et dans ses prises de position, même si l'on peut dire que, dans son ensemble, qu’elle soit d’un côté ou de l’autre, elle n’est pas très professionnelle. Elle est vraiment très idéologique, les informations ne sont jamais recoupées ni confirmées. Reste qu'il existe une très grande liberté de ton dans ce pays, et c’est l'un des résultats positifs de la révolution.