Élection présidentielle en Côte d'Ivoire : une armée toujours désunie ?

La question de l’unité des forces de sécurité fait encore question. Dix ans après la fin de la guerre civile, les divisions politico-ethniques perdurent-elles ? Analyse.
Image
Cote d'ivoire soldats
Des soldats ivoriens sécurisent l'accès à un meeting d'Alassane Ouattara lors de l'élection présidentielle de 2015, le 23 octobre à Abidjan
AP/Schalk van Zuydam
Partager8 minutes de lecture

Le ton est souvent martial chez le chef d’état-major des Forces armées de Côte d’Ivoire (FACI), le général Doumbia Lancina. « Nous sommes prêts. Nos forces sont formées et équipées pour pallier à toutes les éventualités ». Trente-cinq mille hommes seront mobilisés pour assurer la sécurisation de l’élection présidentielle du 31 octobre.  Le nom de code est déjà connue, "Barrissement de l’éléphant"  car «l’ennemi recule lorsque l’éléphant barrit ». L’opération qui comprend également des gendarmes et des policiers mobilise plus de 14 000 soldats.


«Une véritable démonstration de force», constate Ousmane Zina, professeur de sciences politiques à l’université de Bouaké et spécialiste des questions sécuritaires. La présidence d’Alassane Ouattara  et le gouvernement comptent sur l’armée et les forces de sécurité  pour assurer le bon déroulement du scrutin.
 
«Le climat politique et électoral reste tendu», rappelle Ousmane Zina. Le camp de l’opposition a appelé à la désobéissance civile.  « L’organisation de cette élection se fait dans un contexte de tension entre différents partis politiques. Il faut tenir compte des tensions dans le corps social. Il faut rappeler la présence de groupes armés terroristes dans des zones frontalières », explique le chercheur.


Une armée politisée ?


Dans ce contexte difficile, l’armée et les forces sécuritaires répondront-elles favorablement aux attentes sécuritaires du pouvoir actuel ? L’armée nationale a subi depuis l’arrivée au pouvoir en 2011 de l’actuel président Alassane Ouattara une profonde transformation. Sera-t-elle fidèle au pouvoir ? Adoptera-t-elle dans un contexte électoral difficile une attitude neutre ? La question militaire reste avant tout une question politique selon Ousmane Zina, professeur de sciences politiques. «L’armée nationale a fait les frais des différentes crises politiques. Et les affrontements et les divisions politiques se sont retrouvés au sein de l’armée et cela a conduit à une forte politisation de l’armée. De régime en régime, l’armée a été un instrument de consolidation politique », précise Ousmane Zina.

Une armée restructurée en 2011


L’armée nationale est restructurée au lendemain de la crise post -électorale qui a fait 3000 morts en 2010-2011.  L'armée regroupe après 2011 les anciennes forces de l’armée nationale, des anciens soldats loyalistes au président Laurent Gbagbo et des hommes des troupes favorables à Alassane Ouattara (les hommes du Nord, les forces nouvelles).  
 
En 2011, à la fin de la guerre civile, on comptait  74 000 combattants à démobiliser, désarmer et à réintégrer économiquement. Le processus de Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR) est lancé. En plus de ces 74 000 ex-combattants, 8400 soldats d'origine "ex-FAFN" (les ex-rebelles nordistes pendant la crise) sont cependant intégrés dans la nouvelle armée régulière du pays. Dans ses discours, le président Ouattara entend avoir une armée nationale républicaine enfin débarrassé des clivages et de ses divisions politiques. Le général français Bruno Clément-Bollée est un bon connaisseur des affaires militaires ivoiriennes. De 2007 à 2008, il a commandé l’opération Licorne. Et de 2013 à 2016, il a été conseiller du directeur du programme DDR des ex-combattants du nord provenant de toute la Côte d’Ivoire. Et il se montre critique.

« Les commandants des forces nordistes (les chefs des ex-rebelles, les ComZones) ont occupé les postes de commandement au sein de l’armée. Les soldats issus de l’armée nationale sous la présidence de Laurent  Gbagbo, sans qu’ils soient forcément des anciens fidèles de Laurent Gbagbo, voient les soldats issus de ces 8400 "ex rebelles" intégrer  l’armée sans aucune formation et en plus accumuler les primes et leurs chefs bénéficier des postes de commandement. Cela ne donne pas les signes d'une armée nationale unifiée », constate le général français.

Ousmane Zina, professeur de sciences politiques à l’université de Bouaké se montre lui plus nuancé. « Il est vrai que les ex commandants des forces nouvelles (les forces du nord) tenaient les principaux commandements de l’armée nationale en 2011 mais le pouvoir a tenu à rééquilibrer les choses dès 2012. Certains anciens commandants des « comzones » (NDLR : les districts de commandement des anciennes forces du nord) se sont vu dessaisir de certains postes au sein de la nouvelle armée nationale. Mais il est vrai que les influences politiques et identitaires demeurent au sein de l’armée. Unifier l'armée prend du temps. C'est un travail de long terme », estime l’enseignant en sciences politiques.

Le général français Bruno Clément-Bollée ne croit pas que l’état de l’armée nationale soit  toujours la priorité du président Ouattara aujourd’hui. « Le président Ouattara était lors de son premier mandat très attaché aux questions sécuritaires. Le programme 'DDR' a été très bien suivi dans un premier temps. Nous avons démobilisé, désarmé et réintégré dans le tissu socio-économique près de 56 000 anciens soldats des forces du Nord. A partir de 2015 et après sa réélection, on a bien senti que les questions sécuritaires étaient passées au second plan, la question des affaires ayant pris le pas, et nous n’avons pas pu réussi à travailler sur les 15000 anciens soldats qu’il fallait encore désarmer », explique le général français qui a conseillé les gestionnaires du programme DDR des ex-combattants de la crise ivoirienne .

Une 'armée de régime' au côté de l’armée nationale ?


« Le président Ouattara a reproduit très rapidement ce que son prédécesseur Laurent  Gbagbo avait fait auparavant : créer une armée de régime », indique le général français. Qu’est-ce qu’une armée de régime ? « Une armée de régime est constitué d’éléments qui sont extraits de l’armée nationale par la présidence et placés à la présidence, directement et qui sont subordonnés à elle. Cette armée de régime compte notamment des unités comme le CCDO (unité constituée de soldats, gendarmes et policiers), les Forces spéciales ou le GSPR (Groupe de sécurité de la présidence de la République). Ces unités, dont la sensibilité politique est celle du régime, représentent un pourcentage non négligeable des forces armées », précise Bruno Clément-Bollée. « Elle constituent une armée à côté  en parallèle de l’armée nationale. Elles sont bien équipées, bien armées, et mieux entraînés que l’armée nationale proprement dite. Et ces forces sont au service non pas de la nation ivoirienne mais bien pour le du régime, du président », précise Bruno Clément-Bollée. « Félix Houphouët-Boigny (NDLR : président de la république ivoirienne de 1960 à 1993) jouait lui la carte de l'ex-colonisateur et comptait sur la France pour sa sécurité. Probablement par crainte d'un potentiel coup d’État, il se méfiait d'une armée trop puissante », précise le général français.

Ousmane Zina, professeur de sciences politiques ne nie pas l’existence d’une « armée de régime’ au côté de l’armée nationale. « A son arrivée, le président Ouattara a voulu recréer un bloc sécuritaire fort notamment autour des Forces spéciales (NDLR : un bataillon d’élite d’au moins 1000 hommes). Il faut replacer l’existence de telles forces dans le contexte ivoirien en 2010-2011. Le nouveau président a accédé au pouvoir par les urnes (NDLR : il est élu le 28 novembre 2010 au second tour avec 54 pour cent des voix exprimés contre 46 pour cent pour le président sortant Laurent Gbagbo) mais aussi par la lutte armée. Face aux tentatives de déstabilisation notamment en 2013-2014, le nouveau pouvoir a voulu s’entourer de forces militaires en qui il avait toute confiance. Le contexte politique a commandé », estime l’enseignant en sciences politiques.


Mutineries de 2017


La présence d’une ‘armée de régime’ n’a pas empêché le pouvoir présidentiel de vaciller face aux mutineries de 2017 de forces de l’armée nationale.  Des soldats issus des anciennes forces rebelles se soulèvent dans la région de Bouaké. Les raisons sont financières. Pour avoir gagné la guerre et être entrés dans Abidjan les "ex-rebelles" avaient reçu chacun entre 2 et 4 millions de francs CFA (entre 3 et 6000 euros), bien moins que ce qu’on leur avait promis. Le pouvoir envoie ses hommes dont certains font partis de cette 'armée de régime pour remettre de l’ordre dans les casernes. Elles rebroussent chemin. La présidence est obligée de négocier et de donner aux mutins à chacun d’entre eux 12 millions de francs CFA. « Les forces du régime qui étaient censés mettre fin à la mutinerie ont refusé de se battre contre leurs parents Ils se connaissent tous.  Ils sont tous originaires du nord du pays », remarque le général français Bruno Clément-Bollée. « Les mutineries quand elles commencent on ne sait pas vraiment comment elles  finissent. Lorsque les soldats ont refusé de rentrer dans les casernes pour mettre fin à la révolte, le pouvoir a changé rapidement de stratégie et a négocié. Il a alors engagé des réformes pour consolider l’armée nationale.  L’armée est ensuite restée silencieuse », note Ousmane Zina, professeur de sciences politiques. Hamed Bakayoko, proche du président Ouattara, est alors  nommé ministre de la Défense en juillet 2017. Il supprime 4000 postes et limoge d’anciens commandants des anciennes forces du Nord jugés incontrôlables.

« On a eu un véritable vent de panique au sein du pouvoir. Il fallait reprendre le contrôle de l’armée nationale au plus vite », explique le général français. « Mais celles qui comptent d'abord pour le pouvoir, ce sont les forces de l’armée de régime autour du président. Elles sont là pour assurer sa protection et celle de son régime», estime Bruno Clement-Bollée.  Ces forces autour du président Ouattara sont-elles fidèles ?  Les Forces Spéciales (1000 hommes ) se sont également accrochés avec le pouvoir en raison de primes non perçues. Le pouvoir a rapidement cédé note le général français Bruno Clément-Bollée. «En cas de crise post-électorale le pouvoir a aura besoin des forces de l'armée de régime. Et la loyauté de ces troupes passe aussi par l'argent. »