
Depuis plusieurs années, l’usage de drones armés se développe en Afrique. Désormais, il existe une multiplicité de fournisseurs et d’acquéreurs à travers le continent. De la Corne de l'Afrique au Sahel, ce développement a pour conséquence un nombre toujours plus croissant de victimes civiles dans les conflits armés, alerte un rapport d'une ONG britannique.
Un drone armé de fabrication turque Bayraktar TB2 est présenté lors du défilé militaire pour la fête de l'Indépendance en Ukraine à Kiev, 20 août 2021.
L'ONG britannique Drone Wars UK, spécialisée sur l’usage de drones militaires et d’autres technologies militaires, vient de publier un rapport intitulé "Death on delivery. Drone proliferation and civilian harm in Africa. Il démontre la recrudescence du nombre de civils tués par des drones armés dans les conflits en Afrique. Le rapport traite des drones dits MALE, de moyenne altitude et de longue endurance en anglais, qui sont les plus prisés. Il s'agit d'appareils pilotés sur de très longues distances, pendant plusieurs heures pour des missions de surveillance, de reconnaissance mais aussi de frappes aériennes. Plus de 943 civils ont été tués dans 50 incidents distincts entre novembre 2021 et novembre 2024 sur le continent africain.
Éthiopie
Selon le rapport, la moitié de la cinquantaine d'incidents répertoriés provient de l’utilisation de drones armés par l’armée éthiopienne. En Éthiopie, au moins 490 civils ont été tués dans 26 frappes de drones de fin 2021 à fin 2024. L’armée éthiopienne a frappé non seulement dans le Tigré, la province de l’extrême nord théâtre d’une guerre civile de novembre 2020 à novembre 2022, mais aussi dans plusieurs autres régions du pays dont l’Amhara ou l’Oromia.
Burkina Faso
Plus d’une centaine de civils ont été tués dans 7 frappes de l’armée burkinabé, selon le rapport de Drone Wars UK. Cependant le bilan pourrait être plus lourd dans la mesure où certaines frappes ont fait un nombre indéterminé de victimes.
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Soudan
Au moins 91 civils ont été tués au Soudan lors de 4 frappes de drones sur la période étudiée dans le rapport. Le cas du Soudan a de particulier que les deux parties impliquées dans la guerre civile, à savoir l’armée soudanaise du général Al-buhran et les Forces de réaction rapide du général Daglo, ont acquis et utilisé des drones armés.
Nigeria
Au moins 85 civils sont morts dans une frappe de drone à Tudun Biri dans l'État de Kaduna (nord-ouest) le 3 décembre 2023. C'est l’un des incidents les plus meurtriers. Selon l'armée nigériane, il s'agit d’une frappe « accidentelle » lors de la fête musulmane du Mawlid qui commémore la naissance du prophète Mahomet.
Mali
Au Mali, le rapport de Drone Wars UK indique qu'au moins 64 civils ont été tués dans 9 frappes de drones de l’armée malienne entre octobre 2023 et mars 2024.
Somalie
Le rapport fait état d'un incident lié à des frappes de drone faisant au moins 23 morts parmi les civils, dont 14 enfants, dans le village de Jaffrey Farm dans le sud du pays en mars 2024.
"L’Afrique du Sud était dans les années 1980 pionnier en matière d’acquisition de drones de sa propre conception et fabrication", rappelle la chercheure Djenabou Cissé, spécialiste des questions de sécurité en Afrique de l'Ouest à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris.
Plus largement, il faut attendre les années 2000 pour que d’autres pays africains se fournissent auprès de pays étrangers, notamment Israël, la Chine et les Etats-Unis. Le marché a beaucoup évolué.
Si la Chine dominait le marché d’exportation de drones armés au milieu des années 2010, la Turquie est devenue le principal exportateur de drones armés à la fin de la décennie
Rapport de l'ONG Drone Wars UK, mars 2025
Un modèle de drone armé chinois Wing Loong II est exposé lors d'un salon de l'armement à Abu Dhabi aux Émirats Arabes Unis, 25 février 2025.
Deux acteurs se distinguent sur le marché des drones armés : la Chine et la Turquie. En l’espace de plusieurs années, la Turquie a réussi à supplanter la Chine. Un exploit rendu possible grâce à Selçuk Bayraktar, diplomé du MIT aux États-Unis. Il s'est lancé dans l'industrie du drone. À partir de 2016, la Turquie utilise régulièrement des drones Bayraktar TB2 sur son propre territoire contre les Kurdes du PKK.
« Si la Chine dominait le marché d’exportation de drones armés au milieu des années 2010, la Turquie est devenue le principal exportateur de drones armés à la fin de la décennie », note le rapport de Drone Wars UK. À partir de 2022, la Turquie va fournir pour la première fois des drones armés TB2 à un grand nombre de pays africains. « Ces drones ont été utilisés dans de nombreux conflits en cours et il y a de preuves accablantes que leur usage a causé des pertes civiles significatives », écrit le rapport.
Les fournisseurs des premiers drones armés acquis par des pays africains
CHINE : Égypte (2016), Algérie (2018), Éthiopie et Maroc (2021), RDC (2023)
TURQUIE : Somalie, Burkina Faso, Djibouti, Mali, Tunisie, Niger, Togo (2022), Tchad (2023), Kenya, Rwanda (2024)
IRAN : Soudan (2023)
Ces derniers temps, on observe également une tendance à développer une plus importante production locale de drones. Le Maroc et le Nigeria se positionnent sur ce marché.
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Les premiers pays producteurs de drones armés sont occidentaux, États-Unis, Israël et Royaume-Uni. Le développement de ce type d’armes sert lors d'opérations des armées de ces pays. Si certains ont pu vanté la précision de frappes dites "chirurgicales", de nombreux articles et rapports remettent en cause une telle affirmation au vu des victimes et dégâts collatéraux.
La France et les États-Unis ont utilisé des drones militaires sur le continent africain, pour des missions de reconnaissance mais aussi pour des frappes. Il s’agit de matériel américain, que la France a également acquis comme des drones armés MQ-9 Reaper. Les États-Unis mettent à disposition leurs propres capacités plutôt que la vente en direct à grande échelle.
Les États africains sont souvent intéressés par les drones dans le cadre de la lutte contre les groupes armés sur leurs territoires et pas tant dans le cadre de conflits interétatiques.
Djenabou Cissé, spécialiste des questions de sécurité en Afrique de l'Ouest à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris
C’est au Sahel, où elle était fortement engagée contre les groupes terroristes, que la France a fait usage de drones armés. Les États-Unis ont employé dès 2007 des drones armés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme pour frapper des responsables et militants Al-Shebab en Somalie.
Pour la chercheure Djenabou Cissé, si la Turquie et la Chine vendent le plus de drones armés en Afrique, c'est surtout parce qu'ils ont des prix plus attractifs et peu de conditionnalités à leur usage, notamment en termes de respect de droits humains.
L’Afrique n’en est pas au stade où l’on observe un usage majeur des drones par les acteurs sur le continent. Les Etats sont plus dans une phase d’acquisition et essaient de monter en gamme. Le principal atout des drones est de doter de capacités aériennes des États qui en sont dépourvus. C'est le cas pour un grand nombre d’États sur le continent africain.
En 2019, le Gouvernement d’union nationale en Libye, reconnu par l’ONU, utilise des drones Bayraktar turcs contre son rival de l'Est, le maréchal Haftar et son Armée nationale libyenne. La Libye a été le premier théâtre africain d’une guerre de drones, avec d'un côté des TB2 turcs face à des drones chinois Wing Loong fournis par les Émirats Arabes Unis.
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"Les Etats africains sont souvent intéressés par les drones dans le cadre de la lutte contre les groupes armés sur leurs territoires et pas tant dans le cadre de conflits interétatiques", souligne Djenabou Cissé, spécialiste des questions de sécurité en Afrique de l'Ouest. "Dans des Etats où les troupes régulières sont souvent mal équipées ou mal entraînées, l’usage des drones est très attractif."
Mais l'usage croissant de drones armés par les États africains contre des groupes rebelles pose la question de la discrimination de la cible, pour distinguer un ennemi d'un civil, surtout lorsque des groupes rebelles sont infiltrés au sein des populations.
La croissance du nombre de pays détenteurs de drones aura des conséquences en termes d’évolution de la conflictualité sur le continent. Pour le moment, l’usage identifié s'inscrit dans le cadre de la lutte antiterroriste ou de la lutte contre les groupes armés.
Il n'en reste pas moins que des ingérences extérieures peuvent modifier un conflit africain avec des logiques d’affrontement par proxy. Dans le cadre de la rivalité russo-ukrainienne, on a par exemple au Mali l'usage par la CSP, en lutte contre l'armée malienne et ses alliés russes, de drones qui auraient été fournis par l'Ukraine.
Dans certains conflits en Afrique, les différents belligérants ont pu disposer et utiliser des drones armés, comme en Libye et au Soudan. Par exemple, dans ce dernier pays, l’armée soudanaise a acquis des drones iraniens Mohajer-6 et Zajil-3, et les Forces de Réaction rapide des drones fournis par son allié les Émirats arabes unis.
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Les groupes non-étatiques peuvent donc accéder à ce type d'armement. Par ailleurs, les États eux-mêmes peuvent diversifier leurs fournisseurs de drones armés. Ainsi, le Nigeria s’est fourni auprès de la Turquie des TB2 et de la Chine des Wing Loong.
La prolifération des drones fait un plus grand nombre de victimes civiles. Au Nigeria, les autorités ont à plusieurs reprises reconnu des « frappes par erreur sur des civils ».
Le rapport de Drone Wars UK conclut, lui, sur l’urgence d’un contrôle de l’expansion des drones armés.