Fil d'Ariane
La famille de Karim Boutata, 32 ans, arrive à la prison d’El-Harrach , à l'est d’Alger. Deux heures de route depuis Bouira, leur ville en Kabylie. Parents, sœur, frère, neveux. Tous s’affairent dans une petite rue marchande face à la prison. lls remplissent des paniers en plastique colorés, déjà bien garnis, de denrées non périssables. Comme à chaque visite, Roza, la mère de Karim, se réveille à quatre heures du matin. Elle cuisine des plats traditionnels pour son fils et ses co-détenus : des bakbouka (abats) ou batata kbab (pommes de terre agrémentées d'une sauce au poulet).
La famille s’engouffre dans la prison par une petite porte. Quelques formalités administratives pour la visite, puis la salle d'attente. A l'appel du nom de leur fils, ils se dirigent vers le parloir.
La lourde porte se referme derrière la famille. « Karim, pourquoi tu es ici ? Tu inquiètes ta pauvre mère ! », crie Roza en pleurs, à travers la vitre, combiné à la main. Le prisonnier rassure sa mère, avec un sourire : « Je suis bien traité ici, il y a des médecins et mes amis du RAJ, je les vois tous les jours ». Non loin, un père embrasse son enfant à travers la vitre du parloir.
Une visite de quinze minutes, tous les quinze jours. Pas plus de quatre personnes à la fois.
En quittant la prison, l'aîné de la fratrie, Soufiane rassure : « Karim se porte bien. Il garde le moral ». Le frère du détenu parle d’une voix posée et résolue, le regard direct.
Soufiane nous raconte que Karim se renseigne toujours auprès de lui sur la situation à l’extérieur. « Il lit aussi les journaux et insiste pour que je dise aux jeunes que la mobilisation doit rester pacifique si on veut changer le système et construire une Algérie nouvelle », rapporte-t-il.
Belkacem, le père de Karim, un homme élancé et réservé, se dit "très fier" de son fils. Il nous avait préparé à son arrestation. Nous connaissions les risques qu’encourait un militant comme lui. Maintenant, c’est un héros pour tout le monde ».
Comme plusieurs autres détenus, les membres du RAJ, ont entamé le 9 décembre une grève de la faim « en solidarité avec les revendications du Hirak » et contre l’élection.
La famille reprend la route de Bouira aussitôt la visite terminée. A l’arrière de la Dacia bleue, la mère de Karim agrippe son panier en plastique vide, le regard absent et humide. Un silence s’installe. Thilleli, 2 mois, la nièce de Karim, dort dans les bras de sa mère. Elle est née le 29 septembre, le jour du placement de Karim en détention provisoire. Un prénom soigneusement choisi, « liberté » en kabyle.
Maître Mouhous, membre du collectif d’avocats qui défend bénévolement les détenus du Hirak, a lui aussi rendu visite à Karim. « Il reste déterminé, comme l’ensemble des membres du RAJ. Il me pose beaucoup de questions sur la situation des droits de l’homme » raconte -il.
Karim est inculpé pour « atteinte à l’intégrité du territoire national » et l'«enrôlement de volontaires ou mercenaires pour le compte d’une puissance étrangère en territoire algérien ».
Maître Mostefa Bouchachi, homme politique et avocat, figure du Hirak, intervient régulièrement à l’association. « RAJ est une organisation très présente et active sur le terrain mais aussi sur les réseaux sociaux, elle sensibilise les jeunes en organisant des conférences, des débats et un forum annuel », explique l’avocat.
Fondée en 1992 et agréée en 1993 par le ministre algérien de l’Intérieur, le Rassemblement actions jeunesse (RAJ) est une association représentée au niveau national par des comités installés dans des universités et municipalités.
RAJ œuvre pour la promotion de valeurs démocratiques et la sensibilisation aux droits de l’homme, la citoyenneté et la solidarité, la mobilisation des jeunes aux problèmes sociaux. L’association organise différents événements : universités d’été ou festivals. Le RAJ souhaite remplir un rôle concret dans la société civile, en tant que force de proposition.
Depuis le début du Hirak, les membres de l’association sont de toutes les marches à la grande poste d’Alger, l’épicentre de la contestation.
« L’association a joué un rôle dans la prise de conscience des jeunes : leur avenir se joue à travers cette révolution pacifique. C’est pour cela qu’elle est ciblée par les autorités. Le pouvoir pense que casser RAJ peut freiner ce mouvement de jeunes », regrette Maître Bouchachi.
Depuis les arrestations de ses membres, la porte métallique du local de l’association d’Alger-centre, habituellement toujours ouverte, reste close.
Tassadit, 27 ans, sœur cadette de Karim Boutata, traductrice à Alger, manifeste chaque semaine avec son portrait. « Auparavant, je ne manifestais pas tous les vendredis mais maintenant que mon frère est en prison, je dois me mobiliser ».
La jeune femme ne quitte plus les réseaux sociaux, à l’affût d’information. Elle a d’ailleurs reçu la nouvelle de son interpellation par ce biais. « Ça a été très difficile pour nous, surtout pour ma mère qui pleure sans arrêt ».
Très active sur Facebook, elle publie un émouvant témoignage le lendemain de son unique visite à la prison : « Pour la première fois, j'ai vu à quoi ressemblait une prison de l'intérieur, écrit la jeune femme. Ce fut l'expérience la plus dure à laquelle j'ai pu faire face, c'était difficilement soutenable de voir mon frère ainsi derrière cette vitre (…). Ça m'a confrontée à la dure réalité que l'on vit actuellement, une réalité injuste et illogique. Voir ainsi mon frère, amaigri mais souriant, n'ayant rien perdu de ses convictions, conscient de la valeur de son combat malgré les conditions qu'il vit. J'ai vécu un moment déchirant. », confie-t-elle.
En attendant la libération de Karim, Tassadit se concentre sur son travail de traductrice, soutenue par ses collègues.
Ahmed Gaïd Salah, le chef de l’État-major de l’armée algérienne, a été peu disert sur la question. "Les détenus sont qualifiés à tort de prisonniers d’opinion ».
Lors d’un discours prononcé en août, il a salué « certains professeurs de droit pour avoir éclairé l’opinion publique (…). Après avoir pris connaissance des dossiers des individus arrêtés, ils ont confirmé que ce ne sont pas des prisonniers d’opinion, comme le clament certaines parties qui tentent d’exploiter ce dossier, et que seule la justice est habilitée pour trancher sur ce sujet."