En Algérie, entre le Hirak et l'armée, l'impossible dialogue

Le 12 décembre 2019, les Algériens sont supposés élire un nouveau président. Mais le scrutin, déjà reporté deux fois en avril et en juillet 2019, reste contesté par les manifestants qui investissent chaque mardi et vendredi les rues du pays. L'armée tient néanmoins, coûte que coûte, à organiser ce scrutin. Une présidentielle est-elle possible dans ces conditions ? Pourquoi aucune sortie de crise n'est-elle envisageable ?  Questions autour d'une présidentielle dont le principal enjeu ne sera pas le résultat.
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Algerie manifestants
Manifestation à Alger le vendredi 1er novembre 2019. Ce jour-là, les Algériens célèbrent les 65 ans du début de la révolution algérienne et protestent contre l'élection présidentielle programmée le 12 décembre.
© AP Photo/Toufik Doudou
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  • L'élection du 12 décembre peut-elle avoir lieu dans ces conditions ? 

Mécaniquement, elle peut se tenir. On peut ouvrir des bureaux de vote, déployer des policiers pour en protéger l’accès ; il y aura toujours des gens qui iront voter. Même avec 5% de participation, et compte tenu de l’absence d’observateurs étrangers, de presse internationale et de presse d’opposition, le pouvoir en place pourra toujours dire, au soir du scrutin, que le vote s’est très bien passé. Ce que le régime veut, ce n’est pas forcément un président populaire, ce n’est pas non plus un président démocratiquement élu. Ce qu'il veut d'abord, c'est un président, en clair, une façade civile, un retour à la normale.

En tout état de cause, ce président se trouvera être fatalement un ancien du clan Bouteflika, peut-être même un ancien Premier ministre, ou un ancien directeur de campagne d’Abdelaziz Bouteflika. La morale de l’histoire sera qu’après dix mois de manifestations pour dire non à l’ancien système et après dix mois de discours de l’armée affirmant qu’elle "accompagne" le Hirak dans son désir de changer ce même système, il y aura à la tête du pays un ponte de cet ancien système. Il s’agira, par conséquent, d’une sorte de 5e mandat sans Bouteflika. Un retour à la case départ.

On ne voit pas au nom de quoi l’organisation de cette élection arrêterait le mouvement. Elle risque même de le galvaniser puisque la population perçoit le personnel proposé au choix des électeurs comme une provocation, comme si le régime voulait les narguer en leur disant : “vous voulez un changement radical ? Nous allons vous donner une continuité radicale”, tant il est vrai que Benflis ou Tebboune au pouvoir, deux anciens Premiers ministres choisis et bénis par Bouteflika, il s’agirait d’une véritable claque !

  • Se retrouve-t-on avec deux Algérie irréconciliables, celle des casernes et celle de la rue ?

Il ne s’agit pas de deux Algérie. Il s’agit d’un régime qui, pour survivre, a délesté le navire en jetant par dessus bord les personnalités les plus impopulaires, à commencer par Bouteflika. La haute hiérérchie militaire a pensé pouvoir ainsi maintenir le navire au niveau de la ligne de flottaison. Or il se trouve que les gens ne veulent même plus du bateau. Ils veulent faire table rase du passé militaro-policier, ils réclament une transition vers une nouvelle Algérie avec une nouvelle élite dirigeante. On a affaire à un régime qui a été contraint de se démasquer et de montrer son visage militaire. Pour la première fois, l’armée est obligée d’ôter son costume civil et de descendre dans l’arène en uniforme. Il faut savoir que Gaïd Salah s’adresse au pays en uniforme militaire, parfois même en tenue de combat, depuis l’intérieur de casernes. Il ne s’adresse pas au peuple. Il lit un texte devant des dizaines d’officiers des trois armes à l’intérieur d’une caserne. A aucun moment il n’est allé devant une caméra comme a pu le faire le président Michel Aoun au Liban, à aucun moment il n’a prononcé en direct un : “mes chers compatriotes”.

On a donc ce pouvoir qui vit dans une espèce de bulle avec une Algérie imaginaire dans laquelle selon le discours officiel, "le peuple est unanime, derrière son chef d'état-major de l'armée, et réclame une élection". Une Algérie où tous les gens qui manifestent sont des "idiots utiles manipulés par des officines étrangères, voire par l’ancien régime", ce qui est un comble ! En face de quoi, il y a un Hirak qui a aussi son ambiguïté puisqu’il a été incapable, jusqu’à présent, de désigner un porte-parole, une commission nationale, une liste de doléances et d’interpeller le régime pour négocier avec lui. ​

  • Pourquoi le Hirak ne fait-il pas fructifier le succès des manifestations du vendredi ?

Voilà le vrai problème avec le Hirak : son incapacité à désigner une figure, ne serait-ce qu’un porte-parole. Le mouvement n’a même pas de site internet ! Il n’a pas de discours officiel, pas de coordination nationale, il n’a que des slogans. Le Hirak ne parvient pas à transformer le rejet en projet. Il y a plusieurs explications à cela. On entend, par exemple, que si un porte-parole était désigné, il serait immédiatement jeté en prison. C’est un point de vue assez naïf, car comment peut-on penser que l’on peut faire tomber un régime vieux de 60 ans sans qu’il n’y ait quelques personnalités en prison ? Etre en prison ne veut pas dire que l’on cesse de représenter un mouvement de contestation. N’oublions pas que les cinq dirigeants du FLN ont été arrêtés dans un avion détourné par les Français et mis en prison de 1956 à 1962. Cela n’a pas empêché la lutte de continuer. Et de triompher.

Il n’y a que dans la Bible que des tribus hébraïques ont réussi à faire tomber les murailles de Jéricho avec des trompettes !

Selon moi, l’explication est qu’il y a un point commun entre le régime et le peuple. C’est une inculture politique commune puisque le régime algérien a tout dépolitisé. Ils partagent la même inculture démocratique car le régime n’a jamais un tant soit peu tenté d’installer le moindre mécanisme démocratique. L’un et l’autre n’ont, en outre, aucune tradition ni culture du compromis. La posture de l’armée comme du Hirak consiste à vouloir éliminer ou ignorer tout protagoniste avec qui il est en désaccord. On ne s’asseoit pas autour d’une même table, on ne s’écoute pas, on n’admet jamais qu’un adversaire puisse avoir raison et on ne sait pas “couper la poire en deux” et accoucher d'un compromis. Chacun attend que l’autre jette l’éponge et, en attendant, chacun parle à la cantonade. Gaïd Salah s’adresse aux officiers pendant que les autres lancent leurs slogans dans la rue. Le Hirak a obtenu des concessions mais il ne capitalise pas ses succès ! Il y a tout de même douze ministres en prison, ainsi que deux généraux des services secrets et une bonne douzaine d’oligarques. Ils ont eu aussi la tête de Bouteflika ! Mais le résultat aujourd’hui, c’est que le régime ne jette en patûre que d'anciens compagnons de route, ignorant par là que le peuple ne réclame pas des têtes mais un nouvel Etat, sans l'ancien régime jugé caduc.
 

L'armée et le peuple : une relation ambivalente.

Il y a d'un côté l’image d’une armée continuatrice del’Armée de libération nationale, le bras armé du FLN qui a mené la guerre pour l’indépendance, et, de l'autre, la tradition de soutien à un régime militaro-policier depuis l’indépendance. Quand l’armée joue le rôle qu’elle joue actuellement, elle montre son côté sombre. Les Algériens se rappellent alors qu’elle a conduit des coups d’Etat, qu’en octobre 1988 elle a tiré à la mitrailleuse lourde sur des jeunes manifestants, et qu’aujourd’hui elle s’oppose aux demandes du peuple. Son prestige risque d'être écorné durablement. Espérons que cela l’amènera alors à faire son examen de conscience et comprendre, enfin, que le rôle d’une armée n’est pas de gérer des élections ou de choisir les élus, mais d’élaborer une pensée stratégique propre et de se muer en armée du XXIe siècle une doctrine de la sécurité nationale et donc d’être une vraie armée. Une armée ne doit pas "imposer" le politique mais lui obéir, ce qui est le signe cardinal d'une armée moderne.

Algerie 22 février 2019
Des manifestants à Alger le 22 février 2019. De ce rassemblement contre le 5e mandat d'Abdelaziz Bouteflika naîtra le Hirak, le mouvement, qui demande "la fin du système.
© AP Photo/Fateh Gudoum
  • Le Hirak, un pacifisme inédit

Des révoltes et des émeutes, il y en a toujours eu depuis vingt ans, mais il s’agissait de mouvements sporadiques. L’émeute était le seul moyen d'interpeller le pouvoir, tous les réseaux intermédiaires de négociations ayant disparu. Le maintien de la non-violence et la capacité du Hirak à ne pas céder à la provocation continue de me surprendre. Je trouve que c’est un signe de maturité. Il n’a jamais été question de vengeance, ce que l’état-major n’a pas compris. Il a cru que les gens voulaient des têtes alors qu’ils ne demandent qu’un changement de structure. Ils estiment que le régime est caduc, qu’il n’est plus en phase. Les manifestants ne veulent pas mettre Gaïd Salah au bout d’un piquet, ils ne l’insultent même pas. Ils veulent qu’il parte à la retraite et qu’il profite de la vie. Une pancarte disait “laissez-nous tranquilles” et cela résume bien l’état d’esprit du mouvement de contestation.
Le problème c’est qu’en l’absence de chef et de représentant, ce “nous” n’existe pas encore et il s’agit là de l’une des conséquences de la dépolitisation totale du pays. Les gens ont perdu jusqu’à la grammaire des moyens de lutte car le régime ne leur a laissé aucun espace de concertation entre le pouvoir et la société. Les gens demandent au régime de partir, il leur répond qu’il va faire des élections. C’est un dialogue de sourds complet ! 

Au début il y avait des intellectuels, aussi bien de l’intérieur que de la diaspora, qui écrivaient des analyses, prodiguaient des recommandations, mais quand le Hirak est devenu sérieux, ces gens ont disparu. Eux aussi sont victimes de cette déséducation politique. Il y a des élites sans peuple et un peuple sans élite. Le Hirak n’a pas encore d’intellectuels "organiques". On peut comparer avec Solidarnosc en Pologne. A la fin des années 1970, un ouvrier électricien de Gdansk, fonde un syndicat sur les chantiers navals. En une semaine, il compte dix millions d’adhérents. Le mouvement a alors une figure, c’est Lech Walesa. Lorsque le régime lui demande de venir négocier, il répond qu’il n’est pas un politicien, qu’il n’a pas la culture politique et voilà qu'il cherche et trouve des conseillers, quatre universitaires, pour l’accompagner. L’Algérie n’a pas trouvé son Walesa ! On reste dans une approche purement ludique et romantique. Il n’y a que dans la Bible que des tribus hébraïques ont réussi à faire tomber les murailles de Jéricho avec des trompettes ! Les slogans ne feront pas tomber les murailles du régime : on est dans la pensée magique.